« Bientôt ce sera ton tour. » Dans une vidéo largement partagée sur la Toile, le père de Mohammad Hassan Mansour, un combattant du Hezbollah, apprend la mort de son fils dimanche 22 octobre dans une frappe israélienne. Un sourire se dessine alors sur le visage de l’homme, qui s’empresse d’enlacer son deuxième enfant et de lui souhaiter... un sort similaire. Cette scène illustre parfaitement comment « le parti de Dieu » a fait du martyre un outil d’embrigadement et de contrôle. Une arme d'autant plus utile après son intervention controversée en Syrie aux côtés du régime de Bachar el-Assad. Le Hezbollah instrumentalise en effet la mort au combat, tant religieusement que financièrement, pour essayer d’absorber la colère des proches des embrigadés tués au nom de « la patrie », de « la religion », mais surtout pour les intérêts de Téhéran.
« Le chiisme iranien a changé la notion de martyre »
Depuis qu'il a rejoint – bien que timidement – le Hamas palestinien dans l'opération Déluge d'al-Aqsa lancée le 7 octobre contre Israël, le parti de Hassan Nasrallah a perdu au moins 85 combattants dans des raids israéliens au Liban-Sud, selon notre décompte du 23 novembre. Chacun de ses « martyrs » a le droit à un communiqué, dans lequel le parti « célèbre avec fierté et gloire » son sacrifice. Les photos des combattants, jeunes et souriants, font ensuite le tour de la Toile. Dans une lettre ouverte qu'il a rédigée à la main le 25 octobre, Hassan Nasrallah était partiellement sorti de son silence, appelant les médias à décrire les combattants morts comme des « martyrs sur le chemin de Jérusalem ». Il avait ensuite prononcé deux discours : un premier le 3 novembre, et un second le 11 novembre. Un véritable culte du martyre s'installe, notamment pour répondre à ceux qui accusent le parti chiite de « ne pas faire assez » dans cette bataille, à l'instar de Khaled Mechaal, dirigeant de l'aile politique du Hamas à l'étranger. Lors des funérailles d'un combattant du Hezbollah le 20 octobre au Liban-Sud, le chef du bloc parlementaire du parti, Mohammad Raad, semblait répondre à ces reproches. « Nous ne sommes pas que des observateurs et nous faisons ce que nous devons faire, selon notre vision qui soutient notre cause centrale et protège notre peuple », a-t-il déclaré, arguant que le parti n'a que faire des « bavards ». « Ce que nous faisons, nous le faisons pour Dieu », a-t-il ajouté. Dans la nuit du 22 novembre, le fils du député a été tué par une frappe israélienne.
Produit de la révolution islamique en Iran de 1979, l'idéologie du Hezbollah est intrinsèquement liée à l’islam politique chiite, version « velayet e-faqih » du guide suprême iranien. Le parti fait donc du martyre et de la « résistance islamique» sa pierre angulaire. Dans le chiisme, comme dans de nombreuses autres religions, mourir en défendant sa patrie ou sa religion est considéré comme un grand honneur, le paradis étant promis aux « martyrs ». Le Coran y fait référence dans son neuvième chapitre (sourate du Repentir). « Allah a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens en échange du paradis s’ils combattent dans le sentier d’Allah », peut-on lire dans le 111e verset. « On dit que le martyre, c’est le commerce des hommes intelligents », commente à L’Orient-Le Jour le cheikh chiite Sadek Naboulsi, proche du Hezbollah. Et d’abonder : « La vie et tous les biens matériels ne valent rien face à la promesse de reposer pour l’éternité au paradis. Et rien n’est plus noble que de mourir au nom de Dieu et de protéger tous les membres de notre société, quelle que soit leur religion».
Sauf que, sans surprise, cette notion a été instrumentalisée à des fins politiques, le « sentier d’Allah» étant assez vague, ce qui permet à n'importe quelle cause de s'y greffer. C'est ainsi que, dans les années 1980, en pleine guerre entre l’Irak et l’Iran, la presse occidentale a rapporté que la République islamique a envoyé des milliers d’enfants kamikazes détruire des positions irakiennes, avec la promesse de gagner le paradis. « Le chiisme iranien a complètement changé la notion de martyre, estime l’intellectuelle et essayiste chiite Mona Fayad, connue pour son opposition au Hezbollah. Désormais, il ne s’agit plus de mourir pour défendre sa patrie et sa religion, mais d’attaquer les autres. » Et d’ajouter : « Les enfants sont particulièrement ciblés par une véritable publicité du martyre, notamment dans les écoles chiites. S’y opposer est un jeu risqué, puisqu’on s’expose au risque de marginalisation, voire pire », ajoute-t-elle. La machine idéologique du parti s’active donc pour « convaincre » les jeunes gens de mourir pour la « résistance » contre Israël, les États-Unis et tous « les ennemis de l’islam ». Le culte du martyre est mis au service de cet embrigadement, à l'instar de ce que font également des mouvements nationalistes séculiers dans le monde occidental.
Le « réveil » syrien
Toutefois, ces dernières années, cette méthode a montré ses limites. « Après la libération du Sud en 2000, puis le conflit de juillet 2006, Hassan Nasrallah et sa formation ont été entourés d’une aura presque divine puisqu’ils étaient perçus comme ayant infligé un camouflet à Israël », remarque Ali Amine, rédacteur en chef du site Janoubia et expert critique du Hezbollah. Et d’abonder : « Dès lors, les parents et proches d’un combattant tué trouvaient un certain réconfort dans l’idée qu’il était mort pour la bonne cause. » Mais à partir de 2011, quand des jeunes du Hezbollah ont été envoyés mourir en Syrie pour protéger le régime de Bachar el-Assad, les critiques sont devenues plus audibles au sein des familles chiites, même si l'émergence du groupe jihadiste sunnite État islamique a permis à Hassan Nasrallah d'arguer que sa présence était nécessaire pour protéger les minorités (chiites comme chrétiennes).
Mais le malaise persistait. Ainsi, alors que, selon les (rares) informations disponibles, plus de 1 500 de ses combattants sont tombés au combat en Syrie, le mouvement chiite gardait profil bas et ne faisait pas d'annonces médiatiques sur le sujet. « En 2012, une délégation des membres du parti s’est rendue dans un village du Liban-Sud pour annoncer à un proche, qui ne savait même pas que son fils était en Syrie, le décès de ce dernier dans les combats contre l’opposition. Il était tellement en colère qu’il leur a jeté des pierres », témoigne un opposant chiite sous couvert d’anonymat. « Pour absorber la gronde, le Hezbollah a opté pour une autre démarche, en chargeant de haut cadres du parti de faire les annonces afin d’intimider les familles des combattants tués. Le parti s’occupait même des funérailles et ne laissait à aucun moment les parents seuls afin de pouvoir contrôler leurs déclarations à la presse et aux visiteurs », abonde l’opposant. Cette méthode utilisée jusqu'à ce jour tranche toutefois avec la communication agressive menée actuellement par le Hezbollah, qui semble plus confiant d'avoir le soutien de la rue chiite, dont la majorité sympathise avec les Palestiniens de la bande de Gaza, pilonnée depuis plus de deux semaines par l'armée de l'air de l'État hébreu. « Malgré le sentiment propalestinien, la plupart des habitants du Sud s'opposent silencieusement à l'idée d'une grande guerre et craignent pour leur vie et leur travail », remarque toutefois M. Amine.
Ascenseur social
Selon lui, la vidéo du père de Mohammad Mansour s’inscrit dans cette optique. « C'est probablement une mise en scène orchestrée et contrôlée par le Hezbollah, estime-t-il. Toute réaction plus spontanée ou critique aurait été jugée inacceptable et l’aurait exposé à de lourdes conséquences. » Car non seulement il prend le risque de s’attirer les foudres du parti chiite qui ne tolère pas de dissidence au sein de la communauté, mais aussi de se priver des généreuses subventions versées aux familles des « martyrs ». « Il y a des institutions au sein de la formation de Hassan Nasrallah qui prennent en charge les familles de ces membres tués, en prenant en compte des facteurs comme le rang de chaque combattant », souligne le chercheur Joseph Daher, auteur du livre Hezbollah : l’économie politique du parti de Dieu.
Couverture sociale, allocation mensuelle et statut prestigieux au sein de la communauté, être de la famille d’un « martyr » devient un précieux ascenseur social à l'heure où le pays s'enfonce depuis 2019 dans une crise économique inédite et où l’État n’assure que très peu de bénéfices sociaux. Cette promesse de stabilité financière complémente le volet idéologique dans la propagande du parti pro-iranien. La « Fondation sociale caritative des martyrs » fait partie de cette armada. Selon les données du registre commercial, elle possède une société d'investissement (Atlas Holding) qui, à son tour, détient des entreprises pharmaceutiques et des stations d'essence. Selon un centre de recherche israélien (Meir Amit), la fondation déboursait en 2019 quelque 12 000 dollars par an à chaque enfant d'un combattant tué. Cette stratégie a d’ailleurs permis aux effectifs du parti chiite d’exploser ces dernières années. « Le parti recrute dans les régions chiites périphériques et marginalisées, d'autant que les jeunes de cette confession ont moins d’opportunité à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe où ils sont souvent refoulés. Rejoindre le rang de la formation pro-iranienne devient donc une rare occasion pour toucher un revenu suffisant », analyse M. Daher. Le chercheur remarque d'ailleurs que les combattants du Hezbollah récemment recrutés affichent moins de rigueur idéologique et religieuse que leurs camarades plus anciens. C’est l'une des raisons qui expliquent pourquoi la plupart des « martyrs » du Déluge d'al-Aqsa sont des jeunes hommes d’une vingtaine d’années issus de la périphérie. Dans les premiers mois de la crise, et alors que la livre libanaise entamait sa plongée dans l'abîme, le Hezbollah – qui bénéficie d’un financement iranien et est accusé de profiter du trafic du Captagon entre le Liban et la Syrie – était d’ailleurs l’une des rares parties à verser des salaires en dollars aux siens. Des salaires qui seront toujours versés si l'un d'eux est élevé au titre de « martyr »...
commentaires (16)
Comment encore peut-on vivre avec des gens a qui plus rien ne nous relie? Des gens qui pronent la mort comme valeur suprême, dans l'exercice et la soumission la plus aveugle à l' idéologie religieuse, et qui pratiquent tous les moyens pour l' imposer aux autres ! !
LeRougeEtLeNoir
09 h 22, le 25 novembre 2023