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Nos Lecteurs ont la Parole

Tripoli, la sirène méditerranéenne

Je suis une ville côtière du Liban, une cité orientale, l’une des cités les plus réputées dans le monde arabe ; sirène aux longs cheveux soyeux, je plonge les pieds dans l’eau méditerranéenne. Ayant un cachet tout spécial, j’attire la plupart des touristes et je constitue le point de mire de tous les villageois et montagnards du Liban-Nord. Les sept lettres qui forment mon nom, Tripoli, n’ont jamais cessé de danser sur le rythme de mon charme oriental.

Dans mon ciel se reflète souvent une lumière sans chaleur, le « soleil de l’ours », la lumière froide d’un monde qui somnole sous une neige boueuse… La bise cingle ma peau, pourtant coriace, d’un froid aigu, et la terre desséchée, couverte d’une blancheur gelée, accueille en son sein les rayons affaiblis d’un soleil agonisant. Ma voix se meurt sous les décombres d’un piano languissant et discordant. Et l’on se demandait pourquoi les chacals hurlaient dès l’aube dans la vallée de la Qadisha…

Seule une mélodie se fait entendre de loin, douce et nostalgique, étendant ses arpèges pour caresser un rocher magnanime. Une délicate efflorescence qui s’étiole dans les vertigineuses profondeurs de mon espace tripolitain : le duo mosquée-cathédrale n’a jamais cessé de s’entrelacer harmonieusement, guidé par les sons des cloches et les voix des muezzins. Et c’est ce qui fait mon charme.

Lorsque le monde éteint ses lumières, remballe ses minutes rabougries, le bourreau Temps efface mes rêves. J’aspire à un dernier tour de manège. Encore un pas de valse. D’autres villes libanaises armées de couleurs chatoyantes ont arpenté de vastes chemins et y ont probablement discerné leur parfaite symphonie. Quant à moi, j’embrasse ma solitude, ma plaie secrète, comme une glace perpétuelle, comme une terre déserte, comme une meurtrissure qu’engendre l’incapacité de retrouver la plénitude exemplaire.

Au sein d’incessantes déchéances politiques, intellectuelles, culturelles ou sociales, je dois survivre à n’importe quel prix. Les gens communs ne savent pas comprendre mon essence, ils croient tout savoir, mais ils sont en fait extrêmement ignorants, incapables de se mettre à l’écoute de ma musique intérieure. Je me recroqueville dans mon silence, je fais le vide en moi, autour de moi, je me hisse au-dessus de moi, tente de me délivrer de ce sol de l’illusion qui me soutient. Mon rêve ? Déployer mes bras et m’épanouir dans un ciel plus pur et récidivé. Pourrais-je jamais quitter le carré illusoire aux angles et aux côtés trop insipides, les pierres moussues et les graviers raclés devant lesquels on m’oblige de stagner ? Que sont devenues les feuilles luisantes de mes fleurs d’oranger ? Quelle tempête saugrenue les a déracinées ? Progrès et civilisation, me dira-t-on…

Mes soupirs d’agonie détrempés par des averses incessantes qui pleuvent impitoyablement sur mon corps de sirène endeuillé et affligé s’égrènent dans l’espace qui enrichissait jadis mes habitants tant sur le plan intellectuel que sur le plan spirituel : une multitude de pistes, gisant sur un tapis de feuilles mortes, restent à explorer afin d’aboutir à la purification de mon âme…

Mon passé, il est vrai que l’on ne peut s’en défaire ; c’est lui qui m’a formée et scellée ; mais au fond, où sont mes fidèles ?

Ils m’ont eux aussi désertée, à l’instar des fleurs d’oranger, emportant définitivement leurs instruments de musique ; d’autres jouent une musique cacophonique qui fait paradoxalement avancer le monde ; mais quel monde ? Est-ce le mien ? Ce dernier continue à tourner avec et/ou sans moi. Parfois, la mélodie se prolonge à travers une succession de notes soudaines et rapides, si rapides qu’on n’a même pas le temps de les savourer… leur résonance se volatilise dans les cendres de l’oubli et n’est plus que hurlement aigu dégringolant sur les flancs des collines…

Mes yeux de sirène méditerranéenne perçoivent au loin un futur démantelé qui vacille, qui tend les bras et qui se hausse sur la pointe des pieds afin d’être à la hauteur d’un nouveau seuil. Mais voilà que le conditionnel tend le cou ! Ce conditionnel qui ne réalise nos rêves qu’à des conditions inouïes ; qui ne sera jamais qu’un simple conditionnel, promesse en l’air, un conditionnel in-

conditionnel…

Sur le monticule où je me tiens si fièrement, mes notes en gammes mineures se dressent en chœur vers la grâce divine en signe d’imploration. Je tiens bon encore avec ma lézarde, je fais de mon mieux pour protéger mon centre-présent avant que ma symphonie du bonheur ne soit totalement éraflée par les épines terrestres… une symphonie d’appâts et de délices qui défile d’un grand battement d’ailes comme des oiseaux passant au large, au-dessus du sable ensoleillé. Un carré de soleil pâle perçu à travers les dentelures d’une fenêtre ébréchée laisse entendre des airs chancelants d’un adagio oublié, des vases communicants, spirituels et mystérieux qui s’imposent hardiment malgré tout. En moi survivent les derniers accords d’une symphonie inachevée qui résume tous les temps, toutes les cités, et dont l’écho magique se faufile à travers les vagues de ma mer, tout en fonçant à mains jointes vers l’illimité de la Méditerranée…

Professeure de langue et de littérature françaises à l’Université de Balamand et à l’Université Jinan

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Je suis une ville côtière du Liban, une cité orientale, l’une des cités les plus réputées dans le monde arabe ; sirène aux longs cheveux soyeux, je plonge les pieds dans l’eau méditerranéenne. Ayant un cachet tout spécial, j’attire la plupart des touristes et je constitue le point de mire de tous les villageois et montagnards du Liban-Nord. Les sept lettres qui forment mon nom,...
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