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Société - Lorient Des Ecrivains

Jarjouh, Fadwa et la peur de grandir

C’est un secret de famille lourd à porter. Dans un petit village du Sud-Liban, le ratio de personnes atteintes de la myopathie de Duchenne est plus élevé que la moyenne mondiale. 

Jarjouh, Fadwa et la peur de grandir

Une photo, prise dans les années 1960, de la mosquée et de l’église encadrant la maisondes grands-parents de Sofia Karámpali Farhat. Photo DR

Personne ne nous apprend comment grandir. Dans ma famille paternelle, grandir est un mot qui n’est jamais employé, c’est comme s’il verrouillait l’accès à la mémoire. Pour cause, la peur de la transmission du gène DMD, responsable de la myopathie de Duchenne, une maladie neuromusculaire rare à l’échelle mondiale, mais particulièrement présente à Jarjouh, notre village du Sud-Liban.

La maison de mes grands-parents est détruite le 8 juin 1982 vers 8h30, deux jours seulement après le début de l’opération « Paix en Galilée » menée par l’armée israélienne dans le sud du Liban. Le village, situé à 25 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière, passe en l’espace de deux heures sous occupation israélienne. Ce jour-là, ce sont près de trente maisons qui sont détruites à Jarjouh. Frappées par les tirs des « Long Tom », des canons de 155 mm, elles fondent les unes après les autres.

De notre domicile familial, il ne reste que trois murs : deux murs extérieurs qui se maintiennent partiellement parce que soutenus de part et d’autre par l’église Saint-Georges et la mosquée chiite Mohammad al-Zarif, épargnées par les tirs, et la moitié d’un mur intérieur. Sur celui-ci, un miroir de 50 sur 50 cm est traversé par une fissure verticale qui le défigure complètement.

Quelques mois plus tard, la maison est reconstruite. Le mur central est fortifié et repeint, mais comme un acte manqué, le miroir reste là, fissuré. Personne n’a l’air de relever cette incohérence.

C’est à travers ce miroir que je découvre l’existence de ma tante Fadwa, un peu par hasard, au détour d’une conversation qui aurait pu être complètement banale. En 2002, nous emménageons chez mes grands-parents, le temps de trouver un nouveau domicile et nous rapprocher de la ferme de mon père. Alors que j’entre dans ma huitième année, je m’aventure dans les recoins de la maison et je m’arrête devant ce miroir. J’interpelle mon père et lui fais remarquer qu’il est brisé, qu’il serait peut-être pertinent de le remplacer : « Fadwa brossait ses cheveux longs noirs en se contemplant dans ce miroir. D’ailleurs, tu as ses cheveux et tu as son regard aussi. Tu es son sosie parfait. »

Le sosie parfait d’une personne qui n’est plus. Depuis, chaque lettre du prénom de Fadwa m’obsède. Non seulement je découvre l’existence d’une tante, je remarque aussi son absence. J’apprends ensuite qu’elle est l’unique victime de l’invasion israélienne de Jarjouh. Son handicap, une myopathie grave, l’empêche de se sauver.

Le foyer de Jarjouh

C’est à l’âge de huit ans – drôle de coïncidence – que ma tante, comme son frère aîné avant elle, développe les premiers symptômes physiques visibles liés à cette maladie. Les premiers membres touchés sont les membres inférieurs : les mollets, puis les cuisses et le bas du dos. Fadwa se déplace de plus en plus lentement, elle a du mal à se tenir debout au-delà de quelques minutes, elle s’épuise en montant les escaliers. Chaque mois qui passe désactive de nouveaux muscles. Le corps s’atrophie, la vie s’évapore. Deux ans plus tard, elle est contrainte au fauteuil roulant et perd progressivement l’usage de ses membres supérieurs puis des extrémités, les doigts, et de la langue.

« C’était comme si nous tissions notre quotidien avec le fil de la mort... » Interroger mon père au sujet de sa sœur s’est révélé être un exercice bien plus difficile que de le questionner sur son expérience dans le camp de détention d’Ansar, lorsqu’il s’était engagé au sein du Parti communiste libanais et qu’il avait été capturé puis torturé par l’armée israélienne en juillet 1982 pendant près de deux ans. J’ai une première impression à ce moment-là de l’ampleur de la tragédie que représente la lente agonie de Fadwa pour cette histoire familiale. Cette maladie génère autant de peurs, de charge mentale que d’incompréhensions.

Cette maladie, comment la nommer, comment l’écrire ? C’est en travaillant conjointement avec mon père et mon oncle, en croisant leurs souvenirs complémentaires – mon oncle avait trois ans de plus que Fadwa, mon père un an de moins – avec les témoignages des habitants de Jarjouh que nous avons réussi à retrouver son nom. Il s’avère que notre village est un foyer exceptionnel de la concentration de celle-ci.

Selon l’Association française pour la myopathie, la dystrophie musculaire de Duchenne (DMD) se caractérise par un affaiblissement progressif des muscles dû à l’absence de dystrophine, une protéine qui leur est indispensable et qui leur permet de résister à l’effort. Sans elle, les fibres musculaires dégénèrent. Monter les escaliers devient difficile et les chutes sont fréquentes. La perte de la marche survient entre l'âge de six et treize ans, la moyenne étant de neuf ans. Les patients non traités décèdent entre la fin de l'adolescence et le début de la vingtaine d'une insuffisance respiratoire ou d'une cardiomyopathie. Des symptômes qui correspondent parfaitement aux faits rapportés : Fadwa et son frère Ali ont tous les deux été emportés par la myopathie de Duchenne.

Hassan Darwich, cousin germain de Fadwa et Ali Farhat, également touché par la maladie de Duchenne. Photo DR

À l’échelle mondiale, celle-ci toucherait, toujours selon la même source, 4,78 sur 100 000 personnes, soit un ratio très bas. À Jarjouh, sur la même génération, cinq personnes de trois familles différentes ont été atteintes de la maladie sur une population de 1 000 habitants environ, soit cent fois plus que le ratio mondial. En remontant dans les arbres généalogiques respectifs, on retrouve un ancêtre commun vers 1850 en la personne de Amcha Chami. La maladie héréditaire, bien que récessive, a été maintenue et multipliée par les mariages endogames caractérisant les unions dans les villages.

Il s’avère aussi que la maladie affecte principalement la population masculine. La dystrophine étant codée par le gène DMD situé sur le chromosome X, il n’existe pas de « copie de secours » comme chez les femmes pour sécréter une quantité suffisante de cette protéine nécessaire à la structure musculaire. Ainsi, outre le ratio particulièrement élevé à Jarjouh, le cas de Fadwa est particulièrement rare, ce qui fait d’elle une des exceptions symptomatiques féminines de cette maladie à l’échelle mondiale (entre 5 et 22 % touchées par la DMD sont des femmes).

Maladie incurable

Après avoir mené l’enquête à Jarjouh, je me suis intéressée à l’étendue de cette maladie sur le reste de la région du Sud-Liban et le territoire libanais. Il est difficile d’estimer le nombre d’occurrences exact – la maladie Duchenne ainsi que le parapluie des maladies neuromusculaires graves demeurent un sujet tabou dont on parle peu. La plupart des familles libanaises cohabitent avec cette tragédie à huis clos, évitant ainsi la stigmatisation et la honte qui pourraient venir du regard extérieur.

Pourtant, quelques études ont été conduites par des instituts internationaux et elles révèlent un ratio plutôt élevé de la DMD au Liban. Une recherche a été menée par une équipe de chercheurs multidisciplinaires et soutenue par AFM-Telethon et Sesobel, sur vingt ans (1999-2019) pour suivre l’évolution de dix types de maladies neuromusculaires, dont la DMD qui était présente chez 14 % de la cohorte de patients. En extrapolant les données fournies par cette étude, on en déduit que la DMD concerne 5, 73 naissances sur 100 000. 

Il n’existe pas encore de traitement permettant de stopper le développement de la maladie de Duchenne. Néanmoins, un apport régulier en stéroïdes permet aujourd’hui de réparer les muscles endommagés par la dystrophie musculaire et de prolonger l’espérance de vie des personnes malades jusqu’à trente ans, contre dix-huit ans pour les personnes non traitées.

« Tu as failli ne jamais naître »

Mettre des mots, nous arracher au secret, cela nous permet de nous approprier les parts d’ombres de notre propre histoire. En échangeant avec mon père par rapport à la DMD, il m’a fait part de ses doutes concernant ma propre naissance. Il m’a avoué qu’il voulait transmettre la vie, mais qu’en assistant à la lente agonie de Ali et Fadwa, il était persuadé qu’il allait transmettre la mort. Cela suffit pour le convaincre de briser la chaîne de cette tragédie. Avec deux membres de la fratrie atteints, mon père est porteur de ce gène et a une possibilité sur deux de le transmettre à ses enfants.

Ainsi, quand il rencontre ma mère Eleni, grecque d’origine, à Prague, en 1986, ou quand mon oncle décide de faire sa vie en Allemagne, il n’y a pas que des étincelles dans cet amour naissant. L’affection se cristallise aussi autour de cette revanche par rapport à la génétique. Tous les deux m’ont avoué que la décision d’avoir des enfants était d’abord conditionnée par le choix de leur partenaire. Celle-ci devait auparavant être originaire d’un autre pays, le plus loin possible, en croisant les doigts pour qu’elle ne porte pas en elle le même gène.

J’ai vingt-huit ans aujourd’hui et je ne sais pas si je suis porteuse du gène DMD. Ma tante, je l’ai vue naître et disparaître en un instant, et c’est dans cette parenthèse que j’ai vu défiler ma propre naissance. Ce que je sais, en revanche, c’est que je suis porteuse de cette histoire, que le prénom de Fadwa vibre en moi tout autant que son regard et que si elle a passé ses dernières années sur un fauteuil roulant, je la redresse aujourd’hui par la force des mots.

Personne ne nous apprend comment grandir. Dans ma famille paternelle, grandir est un mot qui n’est jamais employé, c’est comme s’il verrouillait l’accès à la mémoire. Pour cause, la peur de la transmission du gène DMD, responsable de la myopathie de Duchenne, une maladie neuromusculaire rare à l’échelle mondiale, mais particulièrement présente à Jarjouh, notre...
commentaires (3)

Et la correction est faite. Tout travail bouclé dans l’urgence comporte des erreurs, et Sofia Karampali Farhat n’a jamais obtenu de Goncourt en 2015.

Nabil

12 h 00, le 08 octobre 2023

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Commentaires (3)

  • Et la correction est faite. Tout travail bouclé dans l’urgence comporte des erreurs, et Sofia Karampali Farhat n’a jamais obtenu de Goncourt en 2015.

    Nabil

    12 h 00, le 08 octobre 2023

  • Remarque, Sophia Karampali Farhat, (prix Goncourt 2015) comme c’est écrit dans l’article. Goncourt 2015 fut attribué à Mathias Enard pour ""Boussole"", ou je me trompe ? Une petite précision est sans doute à apporter. Ce texte dégage une puissance d’évocation, une fraîcheur… le seul que j’ai lu avec plaisir. Écrire à son âge : ""METTRE DES MOTS, NOUS ARRACHER AU SECRET, CELA NOUS PERMET DE NOUS APPROPRIER LES PARTS D’OMBRES DE NOTRE PROPRE HISTOIRE"" !!!!!… Pour ceux qui "vivent de leur plume", merci de laisser les sujets aux journalistes professionnels mieux au courant sur l'actualité. De la présidentielle, et celui des réfugiés syriens (pour ne citer que Majdalani, que je lis chaque vendredi dans La Croix, ""… en auscultant par-devers lui…"" je cite, de ce matin dans le ""Club et la poêle à frire"", et Oliver Rohe sur la ""difficulté d’écrire sur les réfugiés...""), on devine sans peine que ne vous vivez loin de l’actualité politique au quotidien pour être bien imprégné.

    Nabil

    15 h 43, le 06 octobre 2023

  • JE REGRETTE PROFONDEMENT DE DIRE QUE TOUS LES ARTICLES DE VOTRE *L,ORIENT DES ECRIVAINS* NE SONT PAS DU NIVEAU ESPERE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 32, le 06 octobre 2023

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