Depuis combien de temps Amin Maalouf n’a-t-il pas mis les pieds au Liban ? Si nous n’en savons rien, ce n’est pas seulement en raison de son goût pour la discrétion, mais aussi de la distance que l’écrivain semble avoir voulu mettre avec un pays qui l’a longtemps inspiré et tourmenté, mais qui doit lui paraître de plus en plus étranger. Plus le temps passe et moins le Liban ressemble à son auteur le plus connu dans le monde. Plus le temps passe et moins Amin Maalouf appartient – un verbe qu’il déteste probablement – à ce Liban qui s’enorgueillit pourtant du succès de l’académicien comme si c’était le sien.
Amin Maalouf fait partie de cette génération qui a grandi dans le Liban d’avant-guerre. À l’instar de Samir Frangié, Joseph Maïla, Nawaf Salam, Tarek Mitri, Ghassan Salamé et bien d’autres, il a formé cette élite biberonnée à la culture levantine, mélange de curiosité, d’excellence, d’ouverture, de modération et de dolce vita orientale, qui fut le creuset d’une certaine idée du Liban et de la région. Celle qui a connu une forme d’insouciance et qui a rêvé de changer le monde, avant d’être rattrapée par la défaite arabe de 1967 et par l’irruption de la guerre civile. Celle qui a perdu le Liban, puis la région et, enfin, toute une époque. « La tristesse, c’est par rapport à ce que nous sommes devenus. Comment expliques-tu que nous ayons eu si peu d’influence sur la marche du monde ? Comment expliques-tu que nous nous retrouvions à présent dans le camp des perdants, des vaincus ? » s’interroge l’un de ses personnages dans Les Désorientés (Grasset, 2012).
Mohammad Mortada, notre ministre de la Culture, est un enfant de la guerre. Né en 1972, il n’a rien connu d’autre avant sa majorité. Cela n’explique ni ne justifie la radicalité et l’obscurantisme de ses propos, mais donne à comprendre une partie du personnage. Le ministre de la Culture, qui se veut le parangon d’un (petit) Liban conservateur et replié sur lui-même, aura mis plus de 24 heures à réagir à l’élection d’Amin Maalouf au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie française. Sans doute était-il trop occupé, avant cela, à s’autocongratuler après avoir reçu le même jour une récompense du Hezbollah pour sa défense de la société libanaise contre « les valeurs importées de l’Occident ».
Comment pourrait-il se réjouir du succès d’un écrivain qui a passé sa vie à mettre en évidence les ponts qui relient l’Orient et l’Occident ? Comment ces deux visions du monde ont-elles pu naître sur une même terre ?
Amin Maalouf n’est ni un décliniste ni un nostalgique d’une époque dont il ne connaît que trop bien tous les errements. Sa pensée et son écriture n’ont rien de figé, tout comme sa vision de l’identité, plurielle et vivante, qui abhorre toute forme de surenchères communautaires. Sans doute s’est-il laissé surprendre par les printemps arabes et par le soulèvement d’octobre 2019. Sans doute a-t-il voulu y croire, ne serait-ce qu’un instant, au-delà du scepticisme que lui a enseigné tant l’histoire que ses désillusions personnelles. Mais force est aujourd’hui de constater que tout ce qui fait la sève de la pensée d’Amin Maalouf est en train de disparaître, au pays du Cèdre encore plus qu’ailleurs. Rien ne paraît plus éloigné de sa culture levantine, de son goût pour la modération et la nuance que l’outrance et la médiocrité de ce qu’est devenu le Liban. Si le Hezbollah en est l’expression la plus vulgaire, nous aurions tort de considérer qu’il est la seule cause de l’effondrement moral et culturel de notre pays. Ce serait fermer les yeux sur nos propres manquements, sur notre nombrilisme, sur notre superficialité, sur notre incapacité à construire une aventure collective et à regarder le monde autrement qu’à travers notre fenêtre devenue bien trop étroite et abîmée.
Il serait trop facile de nous cacher derrière la célèbre formule de Khalil Gebran « vous avez votre Liban et j’ai le mien ». Parce que deux négations ne font ni une nation, ni un pays, ni même un espace qui peut offrir autre chose que l’asphyxie ou la guerre. Et surtout parce que l’un de ces deux Liban, celui dans lequel on voudrait trouver refuge, est en train de mourir à petit feu, tandis que l’autre digère lentement, et avec difficulté, son triomphe.
commentaires (6)
Très bel article difficile à commenter mais agréable à lire pour sa justesse
IRANI Joseph
09 h 00, le 03 octobre 2023