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Idées - Entretien croisé

« Edward Said manque cruellement à ce siècle chaotique »

Que reste-t-il, vingt ans après sa disparition, d’Edward Said ? De la voix singulière de cet intellectuel majeur et inclassable, qui a consacré sa vie à l’enseignement et à la critique des grandes œuvres littéraires, jeté un pavé dans la mare des discours et perceptions d’un Orient fantasmé, défendu sans relâche la cause palestinienne, et nourri sa réflexion – et celle de ses lecteurs - des allers-retours incessant entre des disciplines et des récits souvent cloisonnés ? En quoi cette pensée peut-elle servir de boussole dans un monde et une région en proie aux convulsions des guerres répétées et paix introuvables comme au retour des assignations à résidence qui se regardent en chien de faïence ? Deux de ses compagnons de route, l’essayiste et romancière Dominique Eddé, qui s’est employée à écrire « Le roman de sa pensée », et le professeur Karim Emile Bitar, à qui Said a accordé son dernier entretien, dénouent pour L’Orient-Le Jour, les fils de cette pensée ferme mais complexe, et donnent à voir son ardente nécessité.

« Edward Said manque cruellement à ce siècle chaotique »

Edward W. Said, en 1997. Photo Gérard D. Khoury.

Moins d’un an après sa disparition, l’historien américano-britannique Tony Judt a écrit qu’«au moment de sa mort, Edward Said était probablement l’intellectuel le plus célèbre du monde. » Comment prendre la mesure du tournant qu’a constitué la publication de L’Orientalisme, et au-delà, l’ensemble d’une œuvre si hétéroclite ?

Karim Bitar : L’Orientalisme a effectivement eu une influence absolument considérable dans les milieux universitaires et littéraires à travers le monde. Non seulement parce qu'il a été traduit dans plusieurs dizaines de langues, mais parce qu'il a révolutionné de multiples disciplines allant de la littérature à l’histoire en passant par la philosophie, les études religieuses, la sociologie, les sciences politiques, l’anthropologie etc. En déconstruisant le système de représentation occidental d’un Orient figé et essentialisé, ce livre a permis de faire tomber les œillères qui caractérisaient les relations entre ces deux mondes. Au-delà du débat sur ses points forts et ses faiblesses, si ce livre, bien que difficile d’accès, a fait date, et continue d’être si actuel, c’est parce qu’il s’agissait en quelque sorte d’un manifeste de l’« anti-essentialisme », plus que jamais indispensable à une époque où comme l’écrivit Danièle Sallenave, « l’identitarisme est la maladie du XXIe siècle ». La relation qu’entretenait Tony Judt avec Said est d’ailleurs symboliquement importante, et illustre la capacité d’Edward Said à s'ouvrir et à dialoguer avec des personnes théoriquement assez éloignées de lui : Judt était un intellectuel social-libéral juif new-yorkais, mais en 1967, il avait interrompu ses études à Oxford et à Normale Sup pour s’engager comme traducteur dans l’armée israélienne, par ferveur sioniste. Or, par un curieux hasard de l’histoire, c’est le jour même de la mort de Said que la New York Review of Books a mis en ligne un article intitulé « Israël : the alternative », dans lequel Judt défendait le projet d’un État bi-national, rejoignant ainsi la position de celui qui était devenu un proche. Cela illustrait d’une certaine manière la capacité de Said à convaincre l’autre sans s'enfermer dans des idéologies ou des systèmes de pensée préétablis, mais sans non plus jamais dévier de sa ligne principale.

Dominique Eddé : J'aime beaucoup cette notion d'ouverture dont vient de parler Karim Bitar. Elle est l’une des raisons pour lesquelles la pensée d’Edward Said est aussi difficile à réduire ou même à « coincer » par ses détracteurs qu’à suivre dans sa palette de nuances par nombre de ses disciples. Il se situait en un endroit où l’intransigeance n’était jamais synonyme d’enfermement. Au contraire : il tenait bon pour avancer. Il n’en passait ni par le dogmatisme ni par le sentimentalisme. Ses refus n’étaient pas des fins de non-recevoir : c'était des positions fondées sur la prise en compte simultanée des réalités et des principes. C’est l’association de sa puissance académique et de son immense courage personnel qui a permis à sa pensée de partir à l'assaut de ce mode de représentation de l’Orient d’après les fantasmes – ou les désirs de domination – de l’Occident. Et on peut comprendre qu’ayant affaire à un si gros morceau, devant secouer un si grand nombre d'idées reçues, il ait pu dans un premier temps le faire avec une certaine forme d'agressivité, qu’il ne se soit pas muni ou encombré de toutes les nuances que l’on retrouvera dans ses ouvrages ultérieurs. Lorsque dans Culture et Impérialisme (1993), il reprend à son compte cette citation de Walter Benjamin : « Il n’existe aucune preuve de civilisation qui ne soit en même temps une preuve de barbarie », il donne le ton et le mode opératoire de toute sa pensée qui est celle du contrepoint permanent. C’est à dire un appel à ne jamais penser une chose sans son envers, exactement comme, en musique, dans une fugue de Bach. C'est comme cela qu'il faut comprendre Said et c'est peut-être aussi pour cela qu'il n'y a pas à mon sens de « Saidiens », comme il y a des derridiens ou des bourdieusiens. Il a davantage insisté sur le mouvement et la plasticité de la pensée critique que sur tel ou tel concept. Ce mouvement se traduit par un éloge de l’impureté et de l'hybride d'un côté et par le principe d'égalité des races, des individus et des cultures de l'autre. ll disait souvent : « Je ne suis pas un militant, je suis un homme engagé. » C'était sa manière de garder ouvertes des portes qui allaient lui permettre, comme en musique, de nouvelles variations, de nouvelles découvertes…

Vous dites qu'il a souvent été « mal compris », et ce, aussi bien par ses détracteurs que par ses thuriféraires. Celui qui est considéré comme le fondateur des « post-colonial studies» se reconnaitrait-il dans certaines évolutions « identitaires qui agitent le monde académique états-unien et sont désormais exportées ailleurs ?

K.B : Pas du tout, il refusait lui-même cette étiquette, et tous les identitarismes excluants. L’onde de choc qu’a représenté L’Orientalisme a été tellement forte qu’on a assisté très vite à une forme de surenchère dans les courants radicaux et d’une récupération – compréhensible – par ceux qui avaient été si longtemps invisibilisés. Ils ont parfois développé une tendance à rejeter les grands auteurs occidentaux avant même de les avoir lus. Edward Said était un universaliste, humaniste, laïc, attaché à l’enseignement des classiques, tout en y rajoutant des textes d’auteurs venus d’autres horizons. Certaines figures du courant postcolonial, comme Gayatri Chakravorty Spivak ont par ailleurs développé le concept d’« essentialisme stratégique », selon lequel le fait d’être identifiés de cette façon implique de revendiquer aussi une appartenance essentialisée pour y répondre. Or Said refusait catégoriquement ce concept sur lequel se sont appuyés certains courants « indigénistes » et qui reproduit en miroir les travers qu’il avait dénoncé. De même, il ne réfléchissait jamais en termes de concurrence victimaire mais cherchait plutôt à mettre en parallèle les souffrances des uns et des autres. Je pense qu’Edward Said aurait été radicalement opposé aux dérives les plus flagrantes de ce que certains appellent aujourd’hui le « wokisme » et la « cancel culture ». Il pensait que s’il fallait déconstruire une œuvre et critiquer – même très durement – certains auteurs, il fallait d'abord se les approprier, les comprendre, voir leurs qualités … Comme il le disait lui-même, il a passé sa vie à enseigner les œuvres des « Dead white males » et, comme l’a souligné Dominique Eddé, il proposait des « lectures contrapuntiques », parce que l’apaisement ne viendra que du fait que tous les sons de cloche puissent se faire entendre simultanément et dialoguer.

Toute sa pensée est celle du contrepoint permanent

D.E : Tout à fait. Sur la question palestinienne, il disait par exemple, dans un texte intitulé « Les intellectuels et la crise » (en 1996) : « Nous avons besoin d’un discours qui soit assez honnête et complexe intellectuellement pour traiter aussi bien de l’expérience palestinienne que juive, sachant reconnaître où s’achèvent les revendications des uns, où commencent celles des autres. » Revoilà le contrepoint qui consiste à ne jamais penser un point de vue sans l’augmenter d’un autre. Cette flexibilité ne l’a pas empêché d’avoir une pensée très ferme. Son œuvre s’inscrit de bout en bout dans le cadre de la défense de la laïcité, du remplacement du communautarisme par la citoyenneté (ceci étant aussi valable dans le contexte israélo-palestinien que sur le plan régional). Quand on voit aujourd'hui, 20 ans après sa mort, la situation de toute notre région, sa vision s’impose absolument : nous savons qu’il n’y a de salut que par une solution laïque fondée sur la citoyenneté. Elle tarde certes à venir, semble encore impossible, mais elle reste, à terme, la seule valable en termes de paix ; la seule adaptée à la mixité de plus en plus grande de toutes les populations à la surface de la planète.

La commémoration des 30 ans des accords d’Oslo semble avoir été à la fois caractérisée par une prise de conscience de la réalité palestinienne en Occident – à travers la notion d’Apartheid par exemple – et d’une désillusion consumée quant à une paix et un avenir possible pour ses citoyens. L’histoire a-t-elle donnée raison au pourfendeur du « Versailles des Palestiniens » ?

KB : Il est intéressant de rappeler qu’au moment où l'OLP refusait la solution à deux États, Said y était favorable. C’est à partir du moment où il a vu que, sur le terrain, l’imbrication des deux populations était devenu tellement irréversible– on a aujourd’hui 700 000 colons contre 200 000 à l’époque Oslo -, qu’il a commencé à plaider pour un État binational, en reprenant notamment des idées développées dès les années 1930 par Albert Einstein ou Hannah Arendt. Or comme le souligne un article récemment publié par Foreign Affairs, il ne s’agit plus d’une « solution à un État » mais désormais d’une « réalité à un État » - celle à deux États, qui se voulait être l’approche réaliste, étant devenue utopique. C’est précisément parce qu'il avait lu et étudié le texte des accords et qu'il avait vu l’amateurisme des négociateurs palestiniens qui s’étaient laissés entrainer dans un marché de dupes, dans lequel on avait renvoyé aux calendes grecques les cinq obstacles essentiels à la paix : l'occupation ; la colonisation ; les réfugiés ; l'eau et Jérusalem. Shlomo Ben Ami a fini par reconnaître que Said avait raison. D’autant qu’Arafat avait été fragilisé par son soutien à Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe – une position que Said avait dénoncé comme une erreur morale tragique, ce qui lui a valu de voir ses ouvrages interdits dans les territoires palestiniens, un comble ! L’OLP a donc accepté en 1993 des concessions beaucoup plus importantes que celles qu'elle avait refusé auparavant – et notamment celles que Said avait été chargé de lui transmettre par le secrétaire d’État américain Cyrus Vance. On ne peut donc pas présenter Said, comme le font certains pro-israéliens radicaux, comme « celui qui a refusé la paix ». D’autant qu’il avait entamé très tôt un dialogue avec la société civile et intellectuelle en Israël, qu’il a aidé à appréhender le point de vue palestinien. Même lorsqu’il plaidait pour un État binational, il insistait sur la nécessité d’être vigilants sur la garantie des droits des juifs, dont il ne cessait de rappeler l’histoire tragique. Autre paradoxe, si on réfléchit à travers une optique gramscienne (qui a beaucoup influencé Said) : à sa mort en 2003, ses thèses étaient devenues largement dominantes dans les milieux universitaires américains. Mais au même moment, ses adversaires irréductibles comme Bernard Lewis ou Fouad Ajami, figuraient parmi les conseillers qui poussaient Georges W. Bush à envahir l’Irak. Gagner la bataille des idées ne s’est donc pas traduit sur le plan politique. Mais cela commence à changer : on voit par exemple une majorité de sympathisants du parti démocrate soutenir aujourd’hui les Palestiniens, et des figures majeures de l’establishment juif américain, comme Peter Beinart, critiquer ouvertement le sionisme et les dérives israéliennes.

D.E : J’abonde tout à fait dans ce sens et voudrais juste ajouter que ce qui se passe aujourd'hui en Israël est très significatif : on voit une société qui prend connaissance des limites de sa cohésion en tant qu'État strictement juif, et cela n’est quand même pas rien en termes de conséquences...

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Vous évoquiez ses relations tendues avec le leadership palestinien, et on n’ose imaginer sa réaction face aux propos tenus encore récemment par Mahmoud Abbas sur Hitler et la Shoah…

D.E : Abbas est un multirécidiviste et Said avait déjà condamné sans équivoque des propos similaires. On peut donc sans risque parier qu'il aurait été sans pitié avec cette déclaration d’une bêtise achevée !

Au-delà de la vérité historique et morale, cet antisémitisme décomplexé ne donne-t-il pas du grain à moudre à ceux qui, en France notamment, emboitent le pas de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), et tentent d’en élargir le champ en l’amalgamant avec l’antisionisme ?

D.E : Cette confusion est une marque d’ignorance et/ou d’opportunisme mal calculé : penser qu’on puisse faire avancer la question à partir d’une équation aussi fausse, c’est n’en avoir compris ni les motivations ni les enjeux historiques. Reconnaître Israël et son existence, comme l’a fait très tôt Said, et chercher à partir de cette reconnaissance à construire un État avec des citoyens égaux, voilà ce qu’il fallait et ce qu’il faut faire. Mais renvoyer dos à dos les opposants au sionisme et les antisémites – dont certains soutiennent d’ailleurs Israël les yeux fermés – c’est empêcher la pensée de circuler et la paix d’émerger.

Said refusait catégoriquement l'« essentialisme stratégique » sur lequel se sont appuyés certains courants « indigénistes »

K.B : La définition de l'antisémitisme de l’IHRA est effectivement susceptible d'être instrumentalisée et c’est ce qui a notamment poussé beaucoup d’universitaires à signer la « Déclaration de Jérusalem » qui propose une autre définition, plus claire et moins problématique. Mais le débat n’est plus tant aujourd’hui entre les sionistes et les antisionistes, mais entre le néo-sionisme mâtiné de nationalisme ethnique et religieux du gouvernement actuel et le post-sionisme des « nouveaux historiens » et de tous ceux qui affirment qu’Israël doit être l’État de tous ses citoyens. Or on compte parmi les plus fidèles alliés de ce courant néo-sioniste et de Benjamin Netanyahu des antisémites notoires comme le pasteur évangélique John Hagee (qui présente Hitler comme « le bras armé de dieu »), Viktor Orban et beaucoup d’autres...

La lutte contre l’incompréhension, les préjugés voire la haine de l’autre, passera-t-elle aussi par la multiplication d’initiatives semblables au « West-Eastern Divan Orchestra », que Said avait créé avec le pianiste israélien Daniel Barenboim ?

D.E : Au-delà de la valeur de l’amitié exceptionnelle qui liait Said et Barenboim, ce projet incarne en effet à merveille ce qui peut être fait, à partir d’une situation de conflit, en direction de la paix et de l’acceptation de l’autre. C’est seulement en faisant de la place à la mémoire de l’autre que les lignes peuvent bouger. Said a travaillé à mettre en place ce mouvement de reconnaissance tout en luttant sans relâche contre la brutalité et l’impunité de la politique israélienne. Et il est certain que cet orchestre a été beaucoup plus qu'un symbole : son impact vient de ce qu’il a considérablement frappé les imaginations. Il a d’ailleurs inspiré de multiples initiatives, dont le « Silk Road Ensemble » de Yo-Yo Ma, qui se trouvait à Weimar au moment du lancement du « Divan Orchestra » en 1999 ; ou l’orchestre créée en 2010 par Cem Mansur et Nvart Andreasyan, qui ont réunis des musiciens Arméniens et Turcs pour contribuer à la paix et au respect de mémoires mutuelles.

K.B : À l’ occasion de l’entretien qu’il m’a accordé peu avant sa mort, j’ai été étonné de l’entendre dire que cet orchestre était peut-être ce qu’il avait fait de plus important dans sa vie. C’est encore l’un des nombreux paradoxes de Said : dans son livre posthume On Late Style (2006), il écrit : « à la fin de sa vie soit on s’assagit, soit on devient encore plus radical ». Dans son cas, c’était les deux à la fois ! L’orchestre fondé avec Barenboim ne l’a pas conduit à tiédir sa critique radicale d’Israël (pas plus qu’il ne s’est mis à ménager les régimes arabes).

Dans l’entretien que vous évoquez, vous revenez sur la figure et le rôle particulier de l’intellectuel dans la cité. Que reste-t-il de l’intellectuel tel que le concevait Said ?

K.B : Ce qui reste de Said c'est peut-être aussi en effet l’un de ses livres à mes yeux les plus importants, Des intellectuels et du pouvoir (1994), où il développe une conception de l’intellectuel qui échappe aux grandes typologies classiques, notamment celle établie par Raymond Aron : il n’était ni « conseiller du prince » à la Machiavel, ni « confident de la providence » à l’instar d’un Marx. Il voyait l’intellectuel comme une figure oppositionnelle, qui « dit la vérité au pouvoir » quel qu’en soit le coût, tout en cherchant à bâtir des ponts entre des publics qui devraient mener des combats communs.

C'est seulement en faisant de la place à la mémoire de l'autre que les lignes peuvent bouger

D.E : Je pense pour ma part que ce sont les écrits de la fin de sa vie qui sont les plus subtils. L'intellectuel tel que l’a pensé Said est aujourd'hui en crise avec l'arrivée de l'intelligence artificielle et l’invasion accrue de la désinformation. Elles menacent aussi bien cette conception de la figure de l’intellectuel solitaire et oppositionnel – qu’il partageait avec Julien Benda – que celle de l’intellectuel amateur. Said était très critique de la culture de l’expert qui est aujourd'hui triomphante. Une voix comme la sienne est beaucoup plus difficile à faire entendre à l’ère de la machine et de la rencontre quasi fusionnelle entre les pouvoirs écrasants de l’argent et de la technologie.

Il insistait aussi sur l’importance de l'exil dans le cheminement de sa pensée. En quoi celle-ci pourrait-elle fournir des armes pour affronter le défi migratoire qui secoue la planète (y compris à ceux qui, de ce fait, se sentent désormais « étrangers dans leur propre pays ») ?

D.E : Il a en effet vraiment été en avance sur cette question. Ce qui pourrait être une « arme » dans ce qu’a écrit Edward Said, c'est de penser en même temps les avantages et les inconvénients de l'exil. Il était conscient de ce qu'une position excentrée ou périphérique par rapport à une identité pouvait constituer comme enrichissement de la pensée. C'était un anti-nationaliste, qui reprenait volontiers cette phrase d’Adorno : « Il fait partie de la morale, de ne pas se sentir chez soi même lorsque l’on est chez soi…» Certes, cette phrase n’est pas toujours facile à intégrer d’emblée – sauf à être Palestinien ou Libanais … – mais c’est toute l’humanité qui va, à mon avis, devoir penser un nouveau sentiment « de chez soi », qui n'est pas celui cadré par des frontières sur lesquelles on plante un drapeau…

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D.E : Il pensait par exemple au moment du 11 septembre 2001 qu’il ne s'agissait que « d’une poignée » d’illuminés … Sur ce point, l’histoire lui a donné tort. Cela lui faisait horreur de penser qu'un phénomène aussi mortifère pouvait s’être répandu à l’intérieur d’une culture millénaire si variée, si riche. Là encore la citation de Benjamin est parfaitement adaptée. Les éléments de la barbarie et de la civilisation cohabitent.

K.B : Said n’a jamais succombé à la vision romantique et erronée d’un Foucault par exemple qui pensait que l’émancipation pouvait venir de mouvements religieux. Mais son rationalisme et son cartésianisme extrême l’ont peut-être conduit à sous-estimer la rémanence du sentiment religieux et sa force de mobilisation. Il refusait, à raison, qu’on assimile 1,5 milliard de musulmans aux terroristes….

D.E : Il me paraît certain, en tout cas, que Said aurait été en première ligne face à ce à quoi l’on a assisté ces vingt dernières années. Il était un homme qui ne reculait pas face à la difficulté, je dirai même qu’elle était son sujet. S’il reste aussi présent c’est bien parce que sa cohérence, sa liberté et son courage manquent cruellement à ce siècle chaotique.

Moins d’un an après sa disparition, l’historien américano-britannique Tony Judt a écrit qu’«au moment de sa mort, Edward Said était probablement l’intellectuel le plus célèbre du monde. » Comment prendre la mesure du tournant qu’a constitué la publication de L’Orientalisme, et au-delà, l’ensemble d’une œuvre si hétéroclite ?Karim Bitar : L’Orientalisme a...

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Pour ceux qui veulent aller plus loin dans la recherche sur les publications d'Eward Saïd, une émission de tv, de mars 2004, enregistrée sur cassette vhs, ""Nous et les autres, portrait d'Edward Saïd"" .

Nabil

11 h 43, le 27 septembre 2023

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Commentaires (3)

  • Pour ceux qui veulent aller plus loin dans la recherche sur les publications d'Eward Saïd, une émission de tv, de mars 2004, enregistrée sur cassette vhs, ""Nous et les autres, portrait d'Edward Saïd"" .

    Nabil

    11 h 43, le 27 septembre 2023

  • La nouvelle théorisation sur l’exil : "" mais c’est toute l’humanité qui va, à mon avis, devoir penser un nouveau sentiment « de chez soi », qui n’est pas celui cadré par des frontières…"" et c’est l’appel à d’autres conflits, à la permanente querelle dans beaucoup de pays, à travers les frontières linguistiques, pour défendre sa langue, là où l’on est le plus ""chez soi""… Pourquoi ne pas se sentir chez soi, vivre en déraciné. La tendance actuelle, l’anti-nationaliste c’est plutôt se sentir chez soi quand on n’est pas chez soi. L’adhésion à certaines valeurs du pays d’accueil, mais pour le reste, c’est l’affirmation de ses propres valeurs. ""Siècle chaotique"", déjà, mais il n’est qu’à ses débuts…

    Nabil

    14 h 22, le 26 septembre 2023

  • L’intellectuel. Ce n’est pas dans un journal soumis à la censure et l’autocensure qu’on va reprendre, pour un commentaire, Berque, Birnbaum et Laurens, etc., etc. Un entretien où il est surtout question d’Israël et des Palestiniens que du Liban, Syrie, Irak, car bien sûr les Accords d’Oslo... quand personne n’a vu le piège. Il aurait "éclairé", si c’est son rôle, les chefs et leurs combattants palestiniens pour les empêcher de s’entretuer… Bien sûr, d’autres intellectuels ont poussé à l’invasion de l’Irak, la Libye, comme de nos jours, ils favorisent l’invasion de l’Ukraine.

    Nabil

    14 h 21, le 26 septembre 2023

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