À bien regarder les photos de José Afonso Jr. exposée au centre culturel Guimarães Rosa Institute* ,il s’opère comme un air de déjà-vu. Nous nous trouvons face à des espaces qui semblent familiers en quelque sorte. Ces scènes évoquent un sentiment de proximité, de ressemblance et de mémoire collective, car nous avons déjà vu quelque chose de similaire, peut-être même dans nos propres maisons. Ces chambres de bonne qu’il a photographiées en les opposant aux chambres des maîtres de la demeure pourraient très bien se trouver au Liban, dans chaque appartement cossu situé dans les régions bourgeoises de la capitale. Et pourtant nous sommes au Brésil.
La chambre de bonne est, comme au Liban, souvent un petit espace mal ventilé, envahi par les odeurs et les bruits des activités de cuisine et de nettoyage. La porte séparant le salon de la cuisine est la frontière de la périphérie du ménage. Une ligne, pas toujours imaginaire, entre intimité pour les uns et lieu de travail pour les autres. La maison, souvent considérée comme un sanctuaire, un abri sûr et accueillant pour certains, peut symboliser pour les techniciennes de surface (terme introduit pour alléger le poids social) l’obligation et les contraintes, mais aussi la soumission. Essayer de transformer cette réalité invisible en quelque chose de visible relève du paradoxe.
Réalisée avec le soutien de l’Institut Guimarães Rosa, cette exposition beyrouthine de « Master Bedroom and Maid’s Room » est une initiative de l’ambassade du Brésil à Beyrouth.
« C’est la première fois que le projet du photographe José Afonso Jr. est montré sous forme d’exposition, précise Renata Negrelly Nogueira, attachée culturelle de l’ambassade du Brésil au Liban. Si nous avons décidé d’accueillir cette exposition ici à Beyrouth, c’est que nous croyons ferme que le Brésil et le Liban, étant des pays du Sud, font parfois face à des défis similaires. Il est certes impossible de comparer la situation du Brésil à celle du Liban, ou l’histoire brésilienne à l’histoire libanaise. Mais nous pouvons utiliser l’art pour susciter un débat sur certains des problèmes auxquels nous devons nous attaquer, comme pays, en tant qu’institutions et en tant que sociétés, afin de parvenir à un environnement plus durable, équitable et un avenir prospère pour tous. Pas de solution unique, mais des portes ouvertes au dialogue, fondé sur le respect et la solidarité. Cet esprit de solidarité envers nos pays frères du Sud, et le souci de justice sociale, sont des éléments-clés de la politique étrangère brésilienne. »
« La chambre de bonne sédimente des siècles de domination »
Photographe, professeur et chercheur brésilien, José Afonso Jr. s’intéresse à la relation entre la photographie et la société, à l’histoire de la photographie, à la culture visuelle et à la photographie et la mémoire. Il travaille sur des projets documentaires et guide le développement de projets d’auteurs par d’autres photographes. Il croit dans le pouvoir de l’art de représenter des réalités complexes et de stimuler le dialogue interculturel, mais espère aussi que cette exposition améliorera la compréhension de la société brésilienne et inspirera la réflexion sur les défis similaires auxquels sont confrontés les pays du Sud.
La photographie pour lui sert de moyen de communication, de transmission d’informations, tout en offrant une façon alternative de percevoir le monde. Il lie sa démarche et son travail photographique à sa notion de la pensée qui questionne la hiérarchisation sociale et sa normalisation. Pour reprendre les mots du conservateur du projet, Eduardo Queiroga, « la chambre de bonne sédimente des siècles de domination ». Et le photographe entreprend ce projet principalement dans une perspective pédagogique, plutôt que dans une perspective inquisitrice ou accusatoire.
« Master Bedroom and Maid’s Room » met en évidence le contraste frappant entre l’organisé, vierge et monotone de la chambre principale et le royaume organique, chaotique et non structuré de la chambre de bonne. De grands lits accueillants face à des couchettes miteuses, des chambres aux grandes baies vitrées face à des espaces dans l’obscurité sans ouverture, des placards qui s’étalent en surface face à une tringle ou deux accrochées à des clous derrière une porte branlante. Dans les scènes de José Afonso Jr. ,nous assistons aux tensions sous-jacentes, aux divisions sociales et aux idéologies. Cette approche pour interpréter le monde à travers des images consiste à explorer les liens et les disparités entre elles. En rassemblant les similitudes et les différences, nous pouvons discerner des modèles, dévoiler des distinctions dans des décors apparemment uniformes et construire des récits. Où est cette ligne qui sépare ces êtres humains qui partagent le même toit mais pas la même justice, ni la même quiétude ou la même douceur de vivre ? Où est cette part d’humanité qui ne réussit pas à dépasser les différences sociales et les zéros qui s’alignent dans un compte en banque et qui fait qu’une femme ou un homme impose à une autre femme ou à un autre homme un mode de vie humiliant ?
Lorsque l’invisibilité découle de l’engourdissement et de la perte de sensibilité aux expériences quotidiennes, y a-t-il une action possible qui peut inverser cette oblitération ? Difficile dans cette société de consommation qui ne fait plus la part des choses entre un produit et un être consommable.
*Exposition «Master Bedroom and Maid’s Room » jusqu’au 28 juillet, du lundi au vendredi, de 11h à 19h, au centre culturel Guimarães Rosa Institute, rue Mar Mitr, Achrafieh.
Bio express
José Afonso Jr. est conservateur et critique de photographie. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone (2011), d’un doctorat (2006) et d’une maîtrise en communication et cultures contemporaines de l’Université fédérale de Bahia, au Brésil (2000). José Afonso Jr. est professeur associé à l’Université fédérale de Pernambuco, où il est chercheur et supervise des thèses et des initiatives scientifiques.