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Idées - Circulaire n° 165

La BDL, les banques et le dilemme du prisonnier

La BDL, les banques et le dilemme du prisonnier

Illustration : Bigstock

Entre 2016 et 2019, les banques libanaises ont bénéficié du dispositif des « ingénieries financières » de la Banque du Liban (BDL). L’objectif de ce dispositif était d’attirer de « nouvelles » entrées de devises dans le pays afin de rééquilibrer la balance des paiements. Et le principe était simple : en échange du blocage de « nouveaux » dollars à la BDL, les banques libanaises obtiendraient un rendement très élevé, qu’elles partageraient ensuite avec les clients participants.

Malheureusement, peu d’argent « frais » est resté dans le système grâce à ces ingénieries financières. Les dollars placés à la BDL ont connu pour la plupart des allers-retours. Par exemple, les gros déposants pouvaient facilement transférer leurs fonds existants d’une banque libanaise vers l’étranger et les ramener plus tard dans une autre banque libanaise pour profiter de ces rendements excessifs. Plus grave encore, les banques, pour augmenter leurs revenus et payer des taux plus élevés à leurs déposants, ont fini par transférer leurs réserves de leurs correspondants étrangers vers la BDL, au risque de fragiliser leur liquidité.

Les banques sont souvent critiquées pour avoir participé massivement à cette aubaine. Mais la réalité est qu’il aurait été très difficile pour la plupart d’entre elles de ne pas participer, car la concurrence les aurait dépouillées d’une grande partie de leurs dépôts. Le choix était donc difficile : accepter de participer à ces ingénieries financières avec les risques inhérents ou quitter le marché.

Une situation qui rappelle le fameux « dilemme du prisonnier », formalisé par le mathématicien Albert Tucker et qui met en scène deux criminels complices qui se voient proposer le « marché » suivant lors de leur arrestation : si l’un des complices dénonce l’autre alors que celui-ci n’avoue pas, le premier est libre et le second subit une peine de 5 ans de prison; si aucun ne dénonce l’autre, chacun est condamné à un an de prison ; et si les deux se dénoncent mutuellement, chacun est condamné à trois ans de prison. Comme dans le dilemme du prisonnier, la poursuite de l’intérêt individuel par chaque acteur ne permet pas toujours d’atteindre l’optimum, et seule une décision collective des banques libanaises aurait pu arrêter la folie des ingénieries financières.

Recycler le « cash »

L’affaire de la circulaire n° 165, émise en avril dernier par la BDL, rappelle à bien des égards cette débâcle. Certaines banques auront sûrement intérêt à y participer : principalement celles qui n’ont pas de correspondant à l’étranger, que ce soit parce qu’elles ne peuvent pas fournir un volume d’affaires suffisant ou parce qu’elles ne répondent pas aux exigences de conformité des correspondants. Quelle qu’en soit la raison, cela contraindra cependant les banques récalcitrantes au pire à accepter d’entrer dans le jeu pour des raisons concurrentielles, et au mieux à se laisser contaminer par les effets potentiellement dévastateurs de cette circulaire sur la réputation du système financier.

En quoi consiste cette circulaire n°165? Depuis fin 2019, les transactions en dollars « frais » transitent automatiquement par les banques correspondantes à New York. Ces opérations sont scrupuleusement examinées par les services de conformité des banques correspondantes, y compris (et surtout) les dépôts en espèces. La circulaire recrée une compensation locale de dollars frais au sein de la BDL. Cela signifie que les virements et les chèques peuvent désormais être émis et compensés entre les banques via la BDL. Le compte de compensation de chaque banque sera donc alimenté par ces chèques et virements reçus d’autres établissements et par les espèces déposées à la BDL par les banques.

Risques systémiques

L’objectif déclaré de cette circulaire est de récupérer les liquidités en espèces détenues par les Libanais – que la Banque mondiale estime (peut-être avec optimisme) à environ 10 milliards de dollars – et de recycler les dollars en espèces dans le système bancaire. Cet objectif est louable, mais les risques sont colossaux.

Il existe quatre types de risque systémique. D’abord, celui du blanchiment d’argent. En autorisant les banques à alimenter leur compte de compensation en espèces, le risque de recycler de l’argent non désiré dans le système augmente considérablement, sans prévenir les autres acteurs. Imaginez un trafiquant voulant recycler 30 millions de dollars qu’il a dans son coffre (ces gens existent!). Il trouve une banque non conforme et dépose l’argent sur son compte. La banque dépose ensuite la somme auprès de la BDL qui n’a prévu aucun système de vérification de l’origine des fonds. L’argent est désormais crédité sur le compte du trafiquant, qui peut acquérir n’importe quel bien d’un tiers, dont la fortune est légitime et qui recevra cette somme sur son compte auprès d’une autre banque (mais conforme). La BDL soutient que ce sont les banques elles-mêmes qui sont légalement responsables du contrôle de l’origine des fonds. Cependant, il sera extrêmement difficile, voire impossible, pour la banque réceptrice de vérifier de manière fiable la source ultime des fonds provenant de la banque émettrice. De plus, comme de nombreuses banques peinent à générer suffisamment de dollars frais pour payer leurs dépenses, la tentation de faire de grosses commissions, notamment sur les transactions en espèces, sera très forte. Le deuxième risque est celui de la poursuite de la multiplicité des taux de change avec l’apparition d’une nouvelle classe de dollars. Car les « dollars frais » compensés au Liban ne seront pas de même nature que ceux compensés à l’étranger. Pour que les dollars « frais de compensation locale » (appelons-les « demi-frais ») soient considérés comme identiques aux dollars « vraiment frais », ils devraient être transférables à l’étranger. Cependant, jusqu’à nouvel ordre, la BDL refuse de transférer les soldes détenus dans ces comptes de compensation aux correspondants étrangers des banques. La BDL se méfie sans doute de la surveillance du secteur financier étranger sur ces transferts. Par conséquent, cet argent n’est pas « vraiment frais » puisqu’il n’est pas transférable ; il ne s’agit pas non plus de « lollars », puisque la BDL permettra vraisemblablement aux banques de retirer les fonds en espèces. Ainsi, les banques participant au mécanisme de la circulaire n° 165 devront soit créer une troisième catégorie de dollars dans leur plan comptable, soit accepter de mélanger des dollars « vraiment frais » avec des dollars « à moitié frais ». Cela nous rappelle comment nous avons pénalisé les expatriés qui, avant 2019, avaient transféré des dollars réels de l’étranger, en les mélangeant avec les dollars vendus à découvert par la BDL contre des livres libanaises aux particuliers et aux entreprises résidents à un taux de change surévalué.

En outre, l’argent neuf et recyclé via la circulaire n° 165 sera inclus dans les réserves de la BDL. Compte tenu de l’histoire récente, il est légitime de craindre que l’histoire se répète et que la BDL puise dans ces nouvelles réserves pour ses propres opérations. Il peut s’agir soit de soutenir la livre libanaise, soit de transférer la richesse des déposants à des heureux bénéficiaires via la plateforme Sayrafa, soit de subventionner l’État et de couvrir certaines de ses factures – mesures qui peuvent toutes s’avérer populaires à court terme (comme l’était la parité avec le dollar).

Le dernier risque est celui de l’éviction de l’argent « propre » du circuit au profit de l’argent sale. Les entités qui réussissent le test de conformité, en particulier les entreprises, mais aussi certains particuliers, peuvent à tout moment déposer leurs dollars en espèces légitimes dans les banques, en fournissant les pièces justificatives appropriées. Les banques, à leur tour, enverront l’argent reçu à leurs correspondants. Cependant, les clients légitimes qui n’ont pas déjà déposé leurs dollars en espèces dans les banques, en raison principalement (et de manière compréhensible) du manque de confiance dans le système, ne le feront certainement pas maintenant sous la circulaire n° 165, en transformant leurs dollars en espèces en dollars bancaires « demi-frais » ! La circulaire n° 165 ne fera qu’accroître leur méfiance. En fait, il est probable que seul l’argent sale se retrouvera dans les banques par le biais de ce mécanisme.

Certains bailleurs de fonds internationaux trouvent intéressante l’idée de réduire l’économie de « cash » en recyclant les dollars en espèces dans le système bancaire. Superficiellement, c’est certainement le cas. Mais à notre avis, ils ont peut-être manqué certains aspects critiques et n’ont pas pris en compte tous les risques décrits ci-dessus. En revanche, la plupart des banques libanaises sont opposées à cette circulaire, même si elles ne le disent pas publiquement. La BDL répond que rien ne les oblige à participer. On en revient au dilemme du prisonnier…

Par Michel ACCAD

Directeur général de Bankmed.

Par Jean RIACHI

PDG d’I&C Bank.

Entre 2016 et 2019, les banques libanaises ont bénéficié du dispositif des « ingénieries financières » de la Banque du Liban (BDL). L’objectif de ce dispositif était d’attirer de « nouvelles » entrées de devises dans le pays afin de rééquilibrer la balance des paiements. Et le principe était simple : en échange du blocage de « nouveaux »...

commentaires (6)

Bon article quoi que un petit peu technique. Sur le volet du risque de blanchiment: ne nous voilons pas la face, il y en a eu sûrement et il y en aura toujours. C'est le spécialité des paradis fiscaux qui ont aussi un secret bancaire : de la Suisse a Panama...hypocritement la lutte contre ces pays est un moyen pour les pays qui n'ont aucun avantage comparatif financier (cas typique la zone euro) de restreindre la concurrence inter-etats. Tout l'argent suspecté d etre blanchi n'etant pas par ailleurs de "l'argent du sang" En revanche la circulaire met les banques encore plus á la merci de BDL qui est mal gérée (cumul d attributions pour l institution antagonistes), et qui est en plus est á á la merci du pouvoir politique avec un risque de preter a nouveau au gouvernement en nouveaux eurobonds....on n'aurait rien appris

Moi

15 h 31, le 26 juin 2023

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Commentaires (6)

  • Bon article quoi que un petit peu technique. Sur le volet du risque de blanchiment: ne nous voilons pas la face, il y en a eu sûrement et il y en aura toujours. C'est le spécialité des paradis fiscaux qui ont aussi un secret bancaire : de la Suisse a Panama...hypocritement la lutte contre ces pays est un moyen pour les pays qui n'ont aucun avantage comparatif financier (cas typique la zone euro) de restreindre la concurrence inter-etats. Tout l'argent suspecté d etre blanchi n'etant pas par ailleurs de "l'argent du sang" En revanche la circulaire met les banques encore plus á la merci de BDL qui est mal gérée (cumul d attributions pour l institution antagonistes), et qui est en plus est á á la merci du pouvoir politique avec un risque de preter a nouveau au gouvernement en nouveaux eurobonds....on n'aurait rien appris

    Moi

    15 h 31, le 26 juin 2023

  • Et donc?

    I A

    12 h 03, le 26 juin 2023

  • Ce qui est certain c'est qu'au Liban on ne manque pas d'imagination...pour tenter de réparer les dégâts. Par contre pour les prévenir...

    In Lebanon we (still) Trust

    11 h 58, le 26 juin 2023

  • Ce qui s’est passé, c’est du vol pur et simple, au risque d’emprisonner les banquiers véreux. Le remboursement des déposants avec dommages-intérêts est inecluctable, au risque également de la faillite des banques.

    Mohamed Melhem

    11 h 07, le 26 juin 2023

  • Il faut revenir aux fondamentaux. Au lieu d´expliquer le dispositif 165 et les dérives des banques pour faire échouer_mais désormais un peu tard_les ingénieries BDL dont elles ont profité auparavant sans vergogne tout en trompant elles-mêmes leurs clients-déposants qui de fait faisaient confiance et déposaient le fruit de leur travail à l´étranger _et cela est facile à prouver_c´est mon cas et c´est des EUROS...tous ces banquiers de peu de foi en leur objet principal investir dans l´economie réelle au lieu de jouer au plus malin en acceptant les combines d´interêts que leur a proposé la BDL..Tous sont coupables non seulement d´avoir joué à court terme des "surprofits en overnight rates...etc.." mais et c´est le drame qui s´est joué en coulisse pour un tempd puis en étouffant l´Economie et le besoin de fonds légitime dans un second temps ce qui les a obligés à fermer sep 2019 publiquement la libre disposition des dépôts des pauvres "non initiés"sachant que les "initiés" avaient en qq´jours pris les dispositions nécessaires et individuelles pour évacuer plus de 250 Milliards de dollars et autres ...sauve qui peut des Milliardaires totalement inédit. Ailleurs dans le monde ceux-là sont jetés en prison ou pris en flagrant délit...se suicident. L´Economie exsangue attend toujours que les crédits de Campagne soient réactivés ne serait-ce que pour l´épisode touristique que le vide politique a installé pour qq mois de plus de facto. Nemo turpitudinem advocant. A force on en est là.

    Jacques Moussalli

    08 h 04, le 26 juin 2023

  • Une façon de sortir de ce soit-disant dilemme du prisonnier, c'est 1/ justement de le dénoncer publiquement au lieu de se taire et d'élire les mêmes dirigeants supra problématiques et pour le status-quo à la tête de la fameuse association des banques. 2/ assumer les conséquences lorsqu'on est pris au jeu au lieu de se dédouaner. Honte à vous.

    Marie-Nour Hechaime

    20 h 12, le 25 juin 2023

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