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Nos Lecteurs ont la Parole

« Les yeux ne peuvent connaître la nature des choses »

Connaître, c’est penser ce qui est : la connaissance est un certain rapport – de conformité, de ressemblance, d’adéquation – entre l’esprit et le monde, entre le sujet et l’objet.

Il n’y a pas de connaissance absolue, pas de connaissance parfaite, pas de connaissance infinie. Cela ne signifie pourtant pas qu’on ne connaisse rien. Si tel était le cas, comment saurions-nous ce que c’est que connaître et qu’ignorer? La question de Montaigne qui est de fait (« Que sais-je ? ») ou la question de Kant qui est de droit (« Que puis-je savoir, comment et à quelles conditions ? ») supposent l’une et l’autre l’idée d’une vérité au moins possible. Si elle ne l’était pas du tout, comment pourrions-nous raisonner et à quoi bon la philosophie ?

La vérité, c’est ce qui est (veritas essendi : vérité de l’être), ou ce qui correspond exactement à ce qui est (veritas cognoscendi : vérité de la connaissance). C’est pourquoi aucune connaissance n’est la vérité : parce que nous ne connaissons jamais absolument ce qui est, ni tout ce qui est. Nous ne pouvons connaître quoi que ce soit que par nos sens, notre saison, nos théories. Comment y aurait-il une connaissance immédiate, puisque toute connaissance, par nature, est médiation ? La moindre de nos pensées porte la marque de notre corps, de notre esprit, de notre culture. Toute idée en nous est humaine, subjective, limitée, et ne saurait donc correspondre absolument à l’inéluctable complexité du réel.

« Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance », disait Montaigne. Et nous ne pouvons les penser, montrera Kant, que par les formes de notre entendement. D’autres yeux nous montreraient un autre paysage. Un autre esprit le penserait autrement. Un autre cerveau, peut-être, inventerait une autre mathématique, une autre physique, une autre biologie... Comment connaîtrions-nous les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, puisque les connaître c’est toujours les percevoir ou les penser comme elles sont pour nous ? Nous n’avons aucun accès direct au vrai, aucun contact absolu avec l’absolu, aucune ouverture infinie sur l’infini. Comment pourrions-nous les connaître totalement ?

Connaissance et vérité sont donc bien deux concepts différents. Mais ils sont aussi solidaires. Aucune connaissance n’est la vérité, mais une connaissance qui ne serait pas vraie du tout n’en serait plus une (ce serait un délire, une erreur, une illusion...). Aucune connaissance n’est absolue, mais elle n’est une connaissance – et non simplement une croyance ou une opinion – que par la part d’absolu qu’elle comporte ou autorise.

Aussi, évitons de confondre connaissance et sciences, ou de réduire celle-là à celles-ci. La perception est déjà un savoir, l’expérience est déjà un savoir, même vague, sans lequel toute science serait impossible. « Vérité scientifique », ce n’est donc pas un pléonasme : il y a des vérités non scientifiques et des théories scientifiques dont on découvrira un jour qu’elles ne sont pas vraies. L’essentiel ici, c’est de ne pas confondre le scepticisme et la sophistique. Être sceptique, comme Montaigne, c’est penser que rien n’est certain, et l’on a pour cela d’excellentes raisons. Nous appelons certitude ce dont nous ne pouvons douter. « Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, continue Montaigne, il faut que ce soit la raison. Mais aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusqu’à l’infini. » On n’a le choix qu’entre le cercle et la régression à l’infini. Autant dire qu’on n’a pas le choix : cela même qui rend la connaissance possible, interdit de la transformer en certitude.

Faut-il alors renoncer à penser ? Non pas. Si rien n’était vrai, que resterait-il de notre raison ? Comment pourrions-nous discuter, argumenter, connaître ? « À chacun sa vérité ? » Si c’était vrai, il n’y aurait plus de vérité du tout, puisqu’elle ne vaut qu’à la condition d’être universelle ? C’est en quoi « l’universel est le lieu des pensées », comme disait Alain, ce qui nous rend tous égaux, au moins en droit, devant le vrai. La vérité n’appartient à personne : c’est pourquoi elle appartient, en droit, à tous. La vérité n’obéit pas : c’est pourquoi elle est libre et libérée.

Qu’est-ce que les Lumières ? demande Kant. La sortie de l’homme hors de sa minorité, répond-il, et l’on n’en sort que par la connaissance : « Sapere aude ! Ose savoir! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »

C’est pourquoi, il faut chercher la vérité, comme disait Platon « avec toute son âme » et d’autant plus que l’âme n’est pas autre chose, peut-être bien, que cette quête.

Et c’est pourquoi, aussi, on n’en aura jamais fini de chercher. Non parce qu’on ne connaîtrait rien, ce qui n’est guère vraisemblable, mais parce qu’on ne connaît jamais tout. Le grand Aristote, avec son habituel sens de la mesure, a dit la chose comme il fallait : « La recherche de la vérité est à la fois difficile et facile : nul ne peut l’atteindre absolument, ni la manquer tout à fait. »

C’est ce qui nous permet d’apprendre toujours. Entre l’ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et pour le progrès de la connaissance.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Connaître, c’est penser ce qui est : la connaissance est un certain rapport – de conformité, de ressemblance, d’adéquation – entre l’esprit et le monde, entre le sujet et l’objet.Il n’y a pas de connaissance absolue, pas de connaissance parfaite, pas de connaissance infinie. Cela ne signifie pourtant pas qu’on ne connaisse rien. Si tel était le cas, comment saurions-nous...

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