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Nos Lecteurs ont la Parole

La laïcité, une solution pour le Liban ?

Dans le dialogue de Platon nommé Euthyphron, Socrate soulève ce questionnement : « Si le pieux, d’une part, est ce qui est aimé des dieux et si, d’autre part, ce qui est aimé des dieux l’est parce que les dieux l’aiment, alors le pieux est pieux simplement parce que les dieux l’aiment? » Ce dilemme a traversé les siècles, car il pose la question fondamentale de savoir si le sacré est la fondation de l’éthique.

Thomas d’Aquin avait nié que ce dilemme était vraiment plausible, car, avait-il écrit, « la justice est un attribut essentiel de la nature divine », signifiant que l’acte moral ne pouvait être qu’une immanence divine, et pourtant, il aurait distingué une forme isolée et indépendante du bien et du mal, signifiant que des valeurs morales ordinaires et communes coexistent, indépendantes des impératifs de Dieu.

La vertu morale fut mise à l’épreuve durant le procès du Christ, quand Ponce Pilate décida de se plier aux exigences géopolitiques du pouvoir et de condamner le Christ à la crucifixion, signalant ainsi la primauté séculière dans les relations humaines.

Ali ibn Abi Taleb, gratifié d’une dimension spirituelle, dont l’héritage émanait de son affiliation avec le Prophète, avait remis en cause la problématique de la succession du Prophète. L’assassinat de Ali témoignait de l’ascendant du profane sur le sacré.

Mircea Eliade avait conclu ainsi : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. Pour lui, c’est le Temps sacré qui rend possible l’autre temps ordinaire, la durée profane dans laquelle se déroule toute existence humaine. » L’autorité autoproclamée de la loi divine s’octroie la prééminence du paysage religieux sur le pouvoir de l’État.

Les conflits humains, souvent imputés à des ambitions géopolitiques et économiques, mais dont la ligne de démarcation est éminemment religieuse, ne supporte nullement le préjugé élaboré de la prépondérance de l’acte profane isolé. Ces conflits interminables, dont la solution est implantée dans une racine cosmique et inaccessible, et la dimension liée à une révélation surnaturelle, mais dont la documentation et l’archéologie restent insuffisantes pour fusionner avec la « durée profane », ne peuvent trouver une résolution dans des considérations spatio-temporelles et appartiennent toujours au domaine de la foi.

Pour gérer cette « durée profane », l’homme devrait accepter l’idée que le sacré ne lui appartient pas, qu’il n’est pas une nécessité de survie, mais simplement une dimension parallèle, répondant à une exigence spirituelle qui ne sera satisfaite que dans l’au-delà. D’autant plus que les exigences morales du sacré n’ont pas reçu une application intégrale et souveraine. Le sacré avait encouragé une dimension identitaire, indépendante de considérations morales et altruistes, défigurant le plus souvent le panorama humain. L’erreur divine, telle qu’imaginée par l’ignorance de l’homme, c’est d’avoir cru qu’une terre promise ou acquise, envisagée comme une substitution temporelle de l’impossible immortalité, que la promesse d’un royaume ou d’un paradis pourraient agir comme une compensation permanente. C’était compter sans l’orgueil et la rapacité de l’homme. Celui-ci a voulu arracher au sacré ses ressources sans pourtant adhérer à ses exigences. Le code de Hammurabi, les tablettes de Moïse, les sermons du Christ, les exhortations de Mohammad, les sagesses du maoula Ali ont été enterrés dans les sables mouvants de l’histoire.

L’esprit des Européens, soumis aux horreurs de l’Inquisition, aux guerres de religion et des persécutions, à l’épidémie de la mort noire, avait subi une distanciation de la religion. Le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, suivi d’un raz-de-marée dévastateur, allait ajouter une dimension théologique à l’inquiétude existentielle de la population, encouragée par les figures intellectuelles du moment pour introduire le doute et enlacer avec plus de vigueur les grands thèmes de la Renaissance, engageant les esprits vers les notions de la liberté d’expression, de l’égalité, de la primauté de l’individu et de la tolérance, ainsi que vers la prééminence de la raison dans l’interprétation des dogmes et des croyances.

L’hégémonie de l’Église catholique allait perdre son ascendant. La laïcité en France avait imprégné l’identité française d’une empreinte indélébile. L’urgence de séparer la religion du pouvoir était devenue une obsession, tout en essayant d’éviter qu’un sécularisme militant ne revête la mante d’un régime totalitaire porteur du risque de détruire l’héritage judéo-chrétien du pays, mais aussi de compromettre sa culture, d’autant plus que les nations faisaient face à un multiculturalisme envahissant. La religion fondatrice subissait un déclin considérable, créant un vacuum spirituel que des religions ou cultes allogènes, souvent opposés à la laïcité, amarrés à un Radeau de la Méduse, cherchaient à vouloir combler.

En 1905, la France avait adopté la loi de la laïcité de la République, séparant l’Église de l’État, en vue d’éliminer l’influence de l’Église catholique sur le gouvernement. Comprise comme un fondement culturel et politique, établissant ainsi la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, elle renforçait dans les esprits la primauté de l’individu libéré de toute contrainte religieuse. Considérée comme une vertu indispensable pour protéger la liberté de conscience et de parole, ainsi que l’égalité du citoyen devant la loi, elle impose en retour le respect des valeurs de la République. Suivant l’exemple de la France, Mustafa Kemal fait de la laïcité le principe fondateur de la République turque.

Malgré l’orientation religieuse des colonies du Massachusetts, qui avait culminé avec les procès de sorcellerie de Salem au XVIIe siècle, les États-Unis se sont gratifiés, moins de cent ans plus tard, de la Constitution la plus séculière, mais tout en restant culturellement les plus religieux des pays occidentaux, excluant la religion de la place publique sans pour autant mettre Dieu à l’écart. La religion dépossédée de son contenu mystique initial, mais ayant acquis une dimension prolétaire, allait être annexée par la société et intégrée dans son curriculum communautaire, prenant la dimension d’un divertimento spirituellement enrichissant épaulant la structure d’un attroupement social politiquement orienté, mais dont la cohésion répondait à une aspiration dévote. L’exploitation religieuse en faveur de la politique avait été ceinturée.

Les diverses formes préconisées de sécularisation sont une admission que la structure laïque idéale n’existe pas encore. Que cette idéologie puisse s’imposer instantanément est aussi une notion fallacieuse, mais nier qu’il est absolument essentiel de construire une laïcité libanaise, dont les racines avaient déjà été arrimées dans des notions païennes ou polythéistes sous le concept rejeté du phénicianisme, serait une erreur mortelle. Se débarrasser de Dieu n’est nullement le but, mais devant le nihilisme moral du discours politique, intimement branché sur l’exhortation religieuse, on peut se demander honnêtement à quoi sert la religion dans la vie publique. Tout le contraire : il semble que la religiosité telle qu’elle est comprise et appliquée entrave le progrès, complique les relations humaines et empêche une évolution de la plaidoirie religieuse.

Devant la peur existentielle des chrétiens d’être phagocytés par la masse musulmane, mais aussi de perdre une identité ancrée dans le christianisme, réverbère à travers la psyché collective, on rencontre une résistance palpable quant à enlacer le sécularisme sans certaines garanties.

Sans aucun doute, l’islam porte dans sa substance des vertus humanitaires authentiques et indéniables, comme la compassion, l’humilité, la charité, la piété, sans cependant pouvoir se distancier de l’islamisme autocratique, encombrant le panorama par son adhésion à la « virginité culturelle », à la violence et à l’exclusion de l’altérité, amplifié par une poursuite sans relâche du pouvoir et par les exigences du fanatisme. L’irréductible refus de l’islam politique de se désister de ses ambitions mégalomanes a certainement affecté l’évolution culturelle et le caractère civique de son contexte humain. La fragilité de l’éducation, construite souvent sur des concepts idéologiques ou religieux, associée à un rétrécissement structuré de ses horizons, est un handicap majeur malgré une avance importante et encourageante dans les pays de l’or noir à la suite de l’ouverture récente vers l’Occident.

L’éducation, malgré ses failles surprenantes, reste le meilleur chemin vers une assimilation civique. La preuve tangible est l’inimitié judéo-chrétienne initiale, contaminant la civilisation islamique, en passant par l’antisémitisme rampant, avant de se diluer dans la notion civilisatrice de la culture judéo-chrétienne inspirée par la tolérance, le pardon et l’amour, vertus essentielles du christianisme.

Est-ce que l’islam libanais, en association avec la chrétienté libanaise, à l’instar de l’Arabie saoudite dans son effort louable de sortir de la torpeur théologique, est suffisamment équipé pour sortir de sa coquille, et imposer une émancipation culturelle et politique capable de modifier la trajectoire traditionnelle imposée par des siècles de ferveur religieuse envahissante et irréductible en instaurant un nouveau paradigme, libéré des préjudices et des traditions asservissantes ? L’acculturation libanaise aurait-elle atteint un niveau tel qu’elle pourrait forcer un dépassement des incapacités institutionnelles et sociales ? L’éducation seule n’arrive pas à pénétrer certaines barricades religieuses ancrées dans la culture sociale. Les récents événements non plus ne sont pas entièrement encourageants. On pourrait espérer que la présence de l’obstacle insaisissable, invisible, qui empêche une rencontre des cœurs et des esprits au-delà d’un simple contact social est en train de s’estomper.

Mis à part que l’on continue à penser en termes idéologiques, des éléments semblent encore peser négativement sur toute rationalisation d’un rapprochement conceptuel. Des adversités majeures n’auraient pas eu l’impact nocif sur un intellect labile, émasculé par une éducation insuffisante, ne pouvant achever le niveau affectif suffisamment développé nécessaire à la liberté de penser, si des notions dévotes irréductibles n’occupaient l’espace mental et n’imposaient une barricade infranchissable par l’entendement. La rigidité dogmatique ajoute un niveau irréfutable de blocage. Attendre des solutions externes et extrinsèques ne peut en aucun cas résoudre l’épineux problème de la religion ou de l’identité, le sacré étant un élément structurel de la conscience, et ne peut non plus offrir une solution permanente, comme en avait témoigné un défilé interminable d’accords acclamés puis souvent dénigrés. Mircea Eliade avait entre-temps suggéré que « l’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde ».

L’impasse ainsi créée par le croisement de la peur et de l’intransigeance impose d’elle-même la nécessité de transcender la tyrannie de l’ignorance. Tout d’abord, il faudrait croire dans la nation qui nous appartient, et non seulement définir ses frontières, mais aussi sa culture et sa mission. La religion avait supporté des empires et des conquêtes, et appuyé des tyrannies. Mais devant l’avènement des États-nations protecteurs d’une identité spécifique, le multiculturalisme aurait besoin de recalibrer ses coordonnées. Devant une mésentente farouche et une vision culturellement incompatible, prendre du recul et accepter une séparation transitoire pourrait changer les perspectives d’une pensée longtemps submergée dans les sables mouvants de l’obscurantisme. Le changement de perspective sunnite en est la preuve. La loyauté restreinte druze et chiite en est le témoignage. Cette période de transition permettrait d’engager un dialogue constructif entre les différentes idéologies religieuses et de s’aventurer sur les passerelles du sécularisme.

Une sécularisation souveraine, comprise comme l’autonomie des structures politiques et sociales par rapport aux religions, n’est pas une revendication absolutiste et ne devrait pas l’être, mais devant les conflits communautaires interminables et récurrents, elle ne devrait certainement pas être ignorée. Protégeons le sacré. Éloignons-le du profane, car nulle religion n’a pu protéger ses dieux de l’assaut du mal et nulle n’a pu induire totalement la piété. Continuer à confessionnaliser le pouvoir ne peut qu’ajouter une dimension incontrôlable à la gouvernance. Une sécularisation exhaustive par étapes, civique, gouvernementale et politique, adaptée à la condition libanaise, serait une alternative raisonnable et nécessaire, soutenue par une consolidation de l’éducation et de la citoyenneté libanaise. Soulignant que la duperie de toute tentative de laïcité restreinte et opportuniste risque d’échouer, un programme intégral et suivi est absolument nécessaire pour une application plénière de la laïcisation. Si une cohabitation entre les différentes confessions n’a pas réussi à maintenir une cohésion viable et à manufacturer une intégration, laissons à la laïcité libanaise la faveur de réussir en souscrivant à un environnement favorable et, si nécessaire, un cadre décentralisé, riche berceau de communautés multiples capables, dans un nouvel élan fondateur commémorant la pensée créatrice du Grand Liban, à promouvoir une assimilation harmonieuse et à faire renaître sa légende.


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Dans le dialogue de Platon nommé Euthyphron, Socrate soulève ce questionnement : « Si le pieux, d’une part, est ce qui est aimé des dieux et si, d’autre part, ce qui est aimé des dieux l’est parce que les dieux l’aiment, alors le pieux est pieux simplement parce que les dieux l’aiment? » Ce dilemme a traversé les siècles, car il pose la question...

commentaires (1)

non seulement le texte a ete ampute, mais aussi la sentense de Socrate a ete deformee, a la rendre convolute. Ce n'est certainement pas tres gentil, et je sais que Socrate va etre fache, mais ce n'est pas non plus intellectuellement acceptable.

M.J. Kojack

03 h 21, le 03 mai 2023

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Commentaires (1)

  • non seulement le texte a ete ampute, mais aussi la sentense de Socrate a ete deformee, a la rendre convolute. Ce n'est certainement pas tres gentil, et je sais que Socrate va etre fache, mais ce n'est pas non plus intellectuellement acceptable.

    M.J. Kojack

    03 h 21, le 03 mai 2023

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