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Nos Lecteurs ont la Parole

Les « blessés psychiques » du 13 avril

La guerre libanaise a engendré environ « 150 000 morts, 17 000 disparus et des centaines de milliers d’exilés ou de déplacés »(1). Derrière ce paquet de chiffres, se cachent des milliers d’histoires, des milliers de vécus de terreur, d’attente, de confrontation à l’impensable, puis encore de l’attente, des milliers de maisons et d’appartements brûlés, démolis, de souvenirs évaporés, lacérés, des « il ne reste plus rien ». Derrière chacune de ces histoires, il y a des récits d’un œil perdu, d’une jambe ou d’un bras en moins, les récits de ces handicapés de guerre, de cette saleté de guerre ! Derrière chacune de ces histoires, il y a des vécus traumatiques qui s’invitent à travers des pensées intrusives en plein jour, des pensées qui lapident les capacités de concentration et qui transforment tout investissement académique ou professionnel en lutte. Ils s’imposent également dans le sursaut des réveils nocturnes sous l’invasion de cauchemars répétitifs, méchants qui disent tout de l’horreur et de l’effroi vécus ; des cauchemars qui diluent et paralysent les potentiels plaisirs du lendemain. Derrière chacune de ces histoires, il y a le souvenir des colères injustifiées d’un père, les souvenirs de la détresse permanente d’une mère, il y a la photo encadrée en noir et blanc d’un oncle dans le salon des grands-parents et le sourire triste d’une grand-mère toujours vêtue de noir. Oui, en effet, c’en est trop! Ah, il y a aussi la chambre intacte d’un disparu avec ses habits toujours présents dans l’armoire, chambre figée en 1975, 1982, 1986 ou peu importe. Donner ses vêtements, sa voiture, c’est l’oublier, l’abandonner aussi… comment peut-on en effet déclarer mort un bien-aimé qu’on n’enterre pas ?

J’énumère ce que recèlent ces histoires noyées sous le titre de guerre civile, de manière hachée, sans interruption peut-être parce que c’est l’une des caractéristiques du traumatisme que de s’agripper aux faits, comme dans une litanie avec anesthésie affective et paralysie des processus de pensée. Comment être capable en effet de « processualiser » l’horreur de la barbarie humaine, la confrontation à la haine de l’autre, le crime de l’autre, la haine de soi, parfois le criminel en soi ? Comment confronter qu’en dépit d’être victimes des événements, nous sommes aussi responsables de ne pas avoir su lire la cartographie des faits, de ne pas avoir su s’arrêter et dire stop au carnage ?

Les conséquences de la guerre– combinées à d’autres facteurs – tentent de se conjurer au fond d’un verre de whisky, dans la fumée compulsive d’un joint, dans le « hight » des substances, dans des cachets d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques, dans l’agitation d’un enfant. On les diagnostique : addiction, troubles anxieux, dépression, TDAH…

(…)

Je pense qu’il est impératif d’instaurer le 13 avril comme jour férié officiel au Liban, dédié au pays saccagé et à la mémoire des personnes tuées, disparues, handicapées… mais aussi voué à la reconnaissance des « blessés psychiques »(2) de guerre que sont nos grands-parents, nos parents et que nous sommes aussi à une échelle transgénérationnelle. Je ne demande pas à l’État libanais, dont beaucoup de cadres actuels sont les responsables de la guerre, d’instaurer ce jour ; ce serait consacrer la dichotomie et la perversion en place. À nous, en tant que peuple, d’établir ce jour de mémoire comme premier pas vers la justice, pour nous regarder enfin dans le miroir qu’a brisé leur affolante loi d’amnistie promulguée à la fin de la guerre civile. Ils sont les chefs de guerre ! Oui certains de nos parents les ont suivis, nous aussi parfois. Il est enfin temps pour nous de les destituer pour ne plus être dans la survie, mais dans la vie. Il est temps pour nous d’être libérés du joug de leur emprise, pour pouvoir nous repentir, nous souvenir et enfin tourner la page.

(1) AFP 13 avril 2015, « La guerre civile au Liban » dans « L’Orient-Le Jour », https://www.lorientlejour.com/article/920389/la-guerre-civile-au-liban.html

(2) « Louis Crocq, 16 leçons sur le trauma », Odile Jacob, 2012.

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La guerre libanaise a engendré environ « 150 000 morts, 17 000 disparus et des centaines de milliers d’exilés ou de déplacés »(1). Derrière ce paquet de chiffres, se cachent des milliers d’histoires, des milliers de vécus de terreur, d’attente, de confrontation à l’impensable, puis encore de l’attente, des milliers de maisons et d’appartements...

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