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Nos Lecteurs ont la Parole

Origines du désordre politique

Si l’on croit avoir bénéficié de la France par sa culture, son héritage, son colonialisme et surtout sa Constitution (on nous dit que la Constitution libanaise est basée sur celle de la troisième République), rappelons-nous une chose : on lui doit aussi l’épisode mini-révolutionnaire du 17 octobre 2019. On a simplement perpétué l’hyperbole de l’Ancien Régime, puis on a cherché à copier sa révolution. Tel est le plus grand signe d’amour. Pour comprendre cela, on a besoin de revoir un peu l’histoire de France. Bien sûr, celle d’avant la Révolution. Et d’avoir dans l’arrière-pensée le panorama libanais depuis son instauration.

Gouvernée par les rois, détenant un pouvoir absolu, la France avait divisé la société en trois ordres : la noblesse, le clergé et le tiers état. Bien sûr, les deux premiers ont tous les privilèges. Entre-temps, les guerres permanentes de Louis XIV avaient épuisé les finances françaises ; la monarchie absolue avait créé un déséquilibre flagrant dans les classes sociales ; les conflits religieux entre huguenots et catholiques avaient proliféré en une société sectaire ; la noblesse et le clergé, grand propriétaire terrien et grande richesse, représentaient 2 % de la population et ne payaient pas d’impôts, alors que la masse bourgeoise et populiste où la pauvreté avait établi droit de domaine avait le lourd fardeau de maintenir les caisses de l’État pleines. Une crise agricole avait menacé la France de la famine. La dissonance sociale commençait à dessiner la silhouette coupable.

Une crise économique perpétuelle, prolongement d’une mauvaise gestion endémique, avait résulté en une laxité régulatrice, la règle de la loi considérée comme un obstacle au développement économique nécessaire pour la reprise.

Le manque d’une structuration de la responsabilité allait rendre les relations intercommunautaires difficiles à réglementer, encore plus capricieuses devant l’absence d’un système judiciaire indépendant et fonctionnel. Le mot anglais accountability ou justification, en somme de rendre des comptes, décrit le mieux la dysfonction publique ainsi décrite, une responsabilité favorisant des considérations moralisantes, gérée par une autorité attentive.

La bureaucratie gouvernementale, basée sur le système du patrimonialisme, allait conduire à la personnalisation des institutions gouvernementales, l’appropriation du pouvoir politique, ouvrant la porte vers la corruption et la vénalité dans la manipulation de la taxe collectée des couches accessibles, souvent appauvries de la population pour maintenir le statut des classes privilégiées, ainsi que dans l’accaparement manœuvré des offices publics.

Sans entrer dans des détails insalubres, sachant que l’accumulation de plusieurs éléments avait contribué à la chute finale, et sans vouloir diminuer l’impact des conflits géopolitiques, il reste cependant clair qu’une économie non productive, basée sur la poursuite intransigeante et inaltérable d’une accumulation soutenue de rentes, ne pouvait qu’ébranler un équilibre fragile. Le Liban avait adopté la Constitution française de la troisième République, mais tout en gardant les tares de l’Ancien Régime. Le clergé, musulman ou chrétien, avait encadré le pouvoir et la richesse. Les « surélus », entourés de l’élite sociale, s’étaient crus être une nouvelle noblesse, et le peuple glissait sur la pente de la « servilité volontaire ».

S’il faut croire Francis Fukuyama, dont l’œuvre massive semble jeter une lumière au moins partielle sur l’ordre politique et la décadence, la stabilité du pouvoir repose sur l’équilibre nécessaire entre les trois piliers de la discipline étatique. Toute infraction à cet arrangement risque de faire chavirer le concept de l’État. Une vue à vol d’oiseau de l’histoire solidifie la notion de ce paradigme et ne laisse aucun doute sur la nécessité d’établir un État de droit, dans l’intention de construire une nation qui échapperait à la liquéfaction des institutions et des principes, quand soumise aux intempéries géopolitiques ou religieuses.

Alors que la Chine avait développé, sous la dynastie Qin, le premier État moderne, cette formule avait souffert par une absence de la règle de la loi, d’autant plus que l’empereur n’avait aucune responsabilité envers une autorité en dehors de sa personne. L’ordre avait été établi par la violence. Un soulèvement populaire suivi d’une défaite militaire résulta dans la chute de la dynastie.

L’Inde établit un système de caste religieux, qui avait eu le pouvoir de distribuer les responsabilités de l’État, mais dont le système s’effondra complètement devant l’absence de l’autorité étatique, après avoir créé un État de paupérisation massive.

Les pays musulmans développèrent la pratique d’élever les esclaves importés, comme les mamelouks d’Égypte et les janissaires de l’Empire ottoman, au niveau de la classe dirigeante, évitant l’affiliation familiale, préservant ainsi la loyauté envers l’État, et non à la famille ou au clan. Les janissaires furent condamnés à mort par décapitation. Les mamelouks allaient être vaincus par les Ottomans.

En Europe, une longue période de conflits entre les empereurs et la papauté s’acheva par le Concordat de Worms, une première étape dans la séparation des pouvoirs, déjà prônée par les paroles du Christ dans l’Évangile, enracinant ainsi les concepts du séculier et du spirituel, inexistants durant les siècles païens et la période de l’hégémonie de l’Église, et étrangement rejetés par le monde islamique.

Pour que les institutions de l’État maintiennent une structure démocratique, une balance solide entre les trois composantes est nécessaire pour achever une stabilité politique et une prospérité soutenue. Un État défini par la notion d’un régime fort ou une dictature, par la dérision de la loi et la négligence de la justice, et par l’absence de l’obligation comptable ne peut mener qu’à la ruine de la nation qu’il est supposé protéger. Les trois pays qui avaient pu transcender les divisions et arriver à un équilibre stable étaient le Danemark, la Suède et surtout le Royaume-Uni. Mais c’est désormais le Danemark qui servirait l’exemple d’une nation stable, paisible, prospère et honnête.

L’établissement d’une démocratie libérale devrait suivre apparemment une sorte d’évolution à trois étapes pour arriver à une stabilité gouvernementale : développements économiques, sociaux puis politiques. Baser la notion de démocratie sur des élections, c’est s’éloigner du réalisme politique, surtout après la faillite du « printemps arabe », mais aussi devant l’inconsistance d’un régime parlementaire écartelé ou soumis, sachant que des dictatures utilisent ce forum pour transmettre les caprices de leur message, le processus des élections n’étant souvent qu’une manœuvre pour s’accorder la valeur de la légitimité.

On intercepte souvent des notions mythiques publiquement ovationnées, soit dans un programme télévisé, soit dans une publication journalistique, de profundis clamavi, à la suite d’une accumulation de plusieurs pensées vocales, exprimées par des éléments accrédités du panorama médiatique, politique ou prétendu académique, signalant la faillite du régime politique libanais et la nécessité de trouver une nouvelle formule mieux adaptée aux conditions inhérentes de la condition anthropologique, alors que la solution est bien au-delà d’un changement de régime ou de système, mais bien dans l’application d’une charpente étatique intégrale, résistante à toute ingérence idéologique ou communautaire. Une culture gouvernementale basée sur une accumulation de compromis délétères n’est que le vestibule menant au four crématoire. La théorie structurelle derrière l’ordre politique repose sur trois piliers : un État moderne et fort ; la règle de la loi ; la responsabilité exécutive.

La corruption de l’ordre politique vient de l’absence ou de l’incoordination des trois composantes de la stabilité gouvernementale. Toute autre considération repose sur une mise en scène théâtrale de données allégoriques ou autocratiques et le refus d’accéder à la raison. Sommes-nous capables de sagesse ?


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Si l’on croit avoir bénéficié de la France par sa culture, son héritage, son colonialisme et surtout sa Constitution (on nous dit que la Constitution libanaise est basée sur celle de la troisième République), rappelons-nous une chose : on lui doit aussi l’épisode mini-révolutionnaire du 17 octobre 2019. On a simplement perpétué l’hyperbole de l’Ancien Régime,...

commentaires (3)

Un point de vue superbement exprimé. Là où je ne suis pas tout à fait d'accord, c'est que je crois que tout commence par un système politique fort et intègre, doté d'un executif à plein pouvoir, qui puisse prendre les décisions nécessaires rapidement. Le facteur temps est crucial. Un développement économique pourrait accélérer le processus de changement, si la volonté de ceux qui détiennent le capital sont bien intentionnés. Si non, l'effondrement du Liban se pousuivra à l'infini...

Raed Habib

08 h 35, le 23 février 2023

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Un point de vue superbement exprimé. Là où je ne suis pas tout à fait d'accord, c'est que je crois que tout commence par un système politique fort et intègre, doté d'un executif à plein pouvoir, qui puisse prendre les décisions nécessaires rapidement. Le facteur temps est crucial. Un développement économique pourrait accélérer le processus de changement, si la volonté de ceux qui détiennent le capital sont bien intentionnés. Si non, l'effondrement du Liban se pousuivra à l'infini...

    Raed Habib

    08 h 35, le 23 février 2023

  • Cher ami, Très intéressant mais tu as laissé en plan le dernier paragraphe qui est en fait le plan de travail.C’est tout ce qui compte: Une justice responsable au-dessus des politiciens Un pouvoir législatif declanise avec une classe de hauts fonctionnaires qui ne sont choisis que sur des critères de compétence Un pouvoir exécutif au-dessus de la mêlée et qui n’a d’autre souci que le bien de la nation. Ce serait vraiment trop beau,mais c’est in fine la solution démocratique pour le Liban!

    Bustros Nagi

    21 h 28, le 22 février 2023

  • Votre article est très intéressant, je vous félicite ?

    Eleni Caridopoulou

    02 h 25, le 22 février 2023

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