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Idées - BEYROUTH DANS LE MONDE

Ce mur est un mur comme les autres

Ce mur est un mur comme les autres

L’Œuf de Beyrouth, le 27 janvier 2023. Photo Camille Ammoun.

Phagocytés et instrumentalisés par les classes politiques, financières et cléricales coalisées, les cinq « pouvoirs » qui gouvernent et nourrissent la corruptocratie libanaise sont tous géographiquement concentrés et physiquement représentés dans le centre-vide de Beyrouth : l’immobilier à travers la société foncière Solidere et la balafre urbaine que constitue la rue Georges Haddad ; le financier à travers le siège de l’Association des banques du Liban et la rue des Banques ; le religieux à travers la multitude de lieux de culte qui quadrillent la zone; le législatif avec le Parlement ; et l’exécutif avec le Grand Sérail.

Traversée, donc, la rue Georges Haddad, passée l’Association des banques du Liban, survolé le grand parking des Martyrs, là, au point où le général Gouraud cède la place à l’émir Bachir, se dressent deux colosses de pierre : la cathédrale Saint-Georges des maronites, inspirée par la basilique Sainte-Marie-Majeure de Rome, consacrée le jour du dimanche des Rameaux de l’année 1894 ; et la grande mosquée Mohammad el-Amine de style ottoman monumental, inspirée par la mosquée bleue d’Istanbul et inaugurée cent quatorze ans plus tard, un jour d’octobre 2008.

Seulement, ici, dans le cœur dépeuplé de Beyrouth, la Ville éternelle et la Sublime Porte se rapprochent au point de n’être plus séparées que d’une étroite ruelle, au point de se toucher presque. Mais, ainsi juxtaposés, ces deux immenses lieux de culte sont aussi les manifestations physiques d’un pouvoir finalement bien plus temporel que spirituel, tant il est exercé en totale intelligence avec l’oligarchie communautaire et s’immisce de manière insidieuse dans les esprits, les corps, les comportements.

Face à Saint-Georges et Mohammad el-Amine, se dresse un troisième temple, un lieu de création et de circulation du savoir, un temple laïc. Les formes arrondies de ce monumental mégalithe creux jurent avec les beffrois anguleux et dressés des deux autres géants. Conçu par l’architecte Joseph Philippe Karam en 1965, il devait faire partie d’un complexe urbain polyvalent : le Beirut City Center. L’Œuf a, depuis sa construction, accompagné Beyrouth dans ses différentes phases : avant 1975, il sert de théâtre et de cinéma ; durant les quinze années que dure le conflit armé et la division de la ville, le bâtiment est utilisé comme bunker par des miliciens ; avec la fin du conflit, il est récupéré par la société civile qui en fait un espace public culturel accueillant pièces de théâtre expérimentales, expositions et autres « raves ».

Aujourd’hui, l’Œuf, cerné de hautes grilles, est à nouveau inaccessible. Sur le parking des Lazaristes, parmi les pigeons et les automobiles, plane le souvenir de la grande agora d’octobre 2019. Les principales organisations de la société civile y avaient dressé des tentes et organisé des débats, des conférences sur toutes sortes de sujets liés aux revendications de la révolution : les circuits de la corruption, la crise de la dette, les droits des épargnants, la récupération des biens volés, la peur en temps de révolution, l’indépendance de la justice, la malédiction des ressources naturelles, la confiscation de l’espace public… Les gens buvaient les paroles de ces tribuns d’un soir. Des mois durant, le savoir a circulé et la révolution s’est faite université. L’«Œuf», ce grand galet squatté, encore criblé des cratères d’obus de 1975, fait alors office d’amphithéâtre. Les intervenants y sont violemment alpagués par des gens inquiets, à bout de souffle, qui verbalisent une colère rentrée, réprimée, frustrée par quarante ans d’un pillage organisé du pays par sa classe dirigeante.

Durant les mémorables journées d’octobre 2019, les murs ont parlé. Ils n’étaient pas toujours d’accord. De « Eat the rich » à « Free Your pussy », en passant par toutes sortes de « Dégagez », « Kellon, yaané kellon », « L’insulte est un droit » et autres « Helaho… », les slogans les plus inventifs et les plus revendicateurs ont germé. Un mur en particulier, appartenant à l’un des deux lieux de culte de la place de Beyrouth (que ce fût la mosquée el-Amine ou la cathédrale Saint-Georges n’a que peu d’importance), a singulièrement illustré le dialogue que tenait alors le mouvement d’octobre avec lui-même : premier niveau, un tag rendu illisible par une tache de peinture blanche, couvert sans doute par des manifestants qui souhaitaient conserver la sacralité du lieu. Deuxième niveau, sur la tache de peinture blanche, un texte au pochoir : « Ce mur est un mur comme les autres ». Troisième niveau, « n’ » et « pas » ajoutés à la main : « Ce mur n’est pas un mur comme les autres ».

Durant les journées d’octobre 2019, la foule dialogue avec elle-même. Elle désacralise sans profaner. Elle dénonce la collusion entre les chefs des communautés religieuses et les oligarques au pouvoir. Subtilement, elle demande la séparation entre les institutions religieuses et l’État. Ailleurs, sur d’autres murs, elle demande clairement l’avènement d’un État laïque et surtout la fin du confessionnalisme politique utilisé par les zaïms traditionnels comme un épouvantail pour fidéliser leurs ouailles.

Le fossé est parfois immense entre les différents groupes qui occupent les places en octobre 2019. Lors d’un débat sur l’égalité des sexes, par exemple, organisé sous une des tentes du parking des Lazaristes, des opposants à la sécularisation du droit personnel accusent les organisateurs d’être « un produit occidental visant à détruire la famille libanaise ». Cela, bien sûr, dérange la bien-pensance progressiste, mais prouve bien que la source de tous les maux – la corruption de la classe politique libanaise – mobilise tous les gens qu’elle affecte.

Les lois qui régissent le statut personnel, soit tous les sujets relatifs à la personne ou à la famille – mariage, divorce, filiation, succession–, sont gérées par les dix-huit communautés religieuses libanaises à travers des codes qui puisent leurs sources dans leurs différents droits ancestraux. Chaque communauté possède ses lois, ses juges et ses tribunaux. Aucun de ces codes ne prône l’égalité entre les femmes et les hommes. Là où il ne devrait y avoir qu’une égalité totale et indiscutable devant une loi unique et républicaine, ces codes créent de la différence légale, mais aussi sociale, entre les citoyens d’un même pays, suivant leur communauté et leur genre. Dans des cas identiques, des citoyens et des citoyennes d’un même pays sont jugés différemment suivant la communauté à laquelle ils appartiennent, parfois de manière contradictoire et, trop souvent, en défaveur de la citoyenne. Ces codes communautaires qui coexistent et régissent le statut personnel de manière ancestrale et patriarcale interdisent l’émergence d’un citoyen libanais.

La réalisation des revendications liées à l’égalité des hommes et des femmes devant la loi est bien sûr une fin en soi, mais aussi, sans doute, un moyen de desserrer l’emprise qu’exercent la politique communautaire et ses structures traditionnelles sur la vie quotidienne des Libanais, et un premier pas vers le renouvellement de la classe politique. Et si seule une approche radicale était capable de faire vaciller le système patriarcal et communautaire libanais ? Et si le seul moyen de séparer la religion de l’État était de réclamer une séparation du genre et de l’État ?

Phagocytés et instrumentalisés par les classes politiques, financières et cléricales coalisées, les cinq « pouvoirs » qui gouvernent et nourrissent la corruptocratie libanaise sont tous géographiquement concentrés et physiquement représentés dans le centre-vide de Beyrouth : l’immobilier à travers la société foncière Solidere et la balafre urbaine que constitue la...
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"… le centre-vide de Beyrouth …" - J’aime ??

Gros Gnon

18 h 02, le 29 janvier 2023

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  • "… le centre-vide de Beyrouth …" - J’aime ??

    Gros Gnon

    18 h 02, le 29 janvier 2023

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