Nouveau rebondissement dans le lourd dossier de l'enquête sur la tragique explosion du port de Beyrouth. Le procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate a ordonné mercredi la libération des 17 personnes détenues sans jugement depuis l'explosion meurtrière du 4 août 2020, selon un document obtenu par L'Orient-Le Jour. Il a aussi engagé des poursuites contre le juge Tarek Bitar, en charge de l'enquête. Ce dernier a toutefois refusé de se dessaisir de l'investigation.
"Je suis toujours chargé de l'enquête et je ne me dessaisirai pas de ce dossier. Le procureur n'a pas la prérogative de me poursuivre", a affirmé Tarek Bitar, cité par l'AFP. "C'est une violation criante de la loi", a-t-il ajouté, un peu plus tard à L'Orient-Le Jour. "Je compte continuer à rédiger mon acte d'accusation, a-t-il ajouté. Je ne vais pas lâcher l'affaire avant la publication de l'acte d'accusation". Il a cependant précisé que la publication de l'acte "n'est pas imminente".
Parmi les 17 personnes qui doivent être libérées sur ordre de Oueidate figurent le directeur des douanes Badri Daher et celui du port Hassan Koraytem. Ces trois personnes ne figuraient pas parmi les cinq détenus dont M. Bitar avait ordonné la libération lundi, lorsqu'il avait décidé de reprendre l'enquête de son propre chef. Il avait alors également décidé d'inculper plusieurs personnalités de haut rang, dont justement le procureur général Oueidate et deux hauts responsables de la sécurité. "Oueidate s'est désisté du dossier de l'enquête du port et la Cour de Cassation a accepté qu'il se désiste, a rappelé, à ce sujet, le juge Bitar. De plus, j'ai engagé des poursuites contre lui. Il y a donc une suspicion à son encontre".
Badri Daher relâché
Badri Daher, ancien directeur des douanes, a été relâché, a indiqué mercredi sa sœur à Reuters. Proche du camp aouniste, M. Daher était le plus haut responsable détenu dans le cadre de l'enquête. Des images après sa libération ont été publiées par certains médias locaux.
La décision du parquet, mercredi, intervient en plein bras de fer entre le procureur général et le juge Bitar.
Bitar refuse de comparaître
Le juge Oueidate a en effet engagé mercredi des poursuites contre le juge Bitar, selon l'AFP. Tarek Bitar, qui avait décidé lundi de reprendre son enquête suspendue pendant 13 mois en raison de pressions politiques, est poursuivi pour "rébellion contre la justice" et "usurpation de pouvoir". Il est en outre frappé d'une interdiction de quitter le territoire libanais, a précisé à l'AFP un responsable judiciaire qui a requis l'anonymat. M. Bitar est appelé à comparaître jeudi matin, selon un responsable judiciaire ayant requis l'anonymat. Selon la même source, M. Bitar refuse de comparaître.
Mardi, le juge Bitar avait engagé des poursuites contre le Premier ministre au moment du drame, Hassane Diab, ainsi que le procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate, lequel a rejeté toutes ses décisions dans une lettre qu'il lui a adressée. La décision de poursuivre un procureur général est une décision inédite dans l'histoire du Liban. Trois autres magistrats en lien avec le dossier font également l'objet de poursuites, ont indiqué deux sources judiciaires à Reuters. Selon un responsable judiciaire cité par l'AFP, M. Oueidate avait supervisé en 2019 une enquête des services de sécurité sur des fissures dans l'entrepôt où était stocké le nitrate d'ammonium sans mesures de sécurité.
"C’est un asile de fous!"
Interrogé par L'Orient-Le Jour sur la décision de Ghassan Oueidate de ce mercredi, l’ancien procureur général Hatem Madi estime que "la loi ne permet pas au procureur général d’ordonner la libération des détenus". "Celui qui a ordonné leur arrestation est le seul habilité à demander leur libération", martèle-t-il. Mais pour Ghassan Khoury, avocat général près la Cour de cassation et qui fait partie des responsables poursuivis par le juge Bitar, "le parquet général est en droit d’ordonner la remise en libération des détenus en vertu de l’article 137 du Code de procédure pénale". "De toute façon, de nombreux détenus dans le cadre de l’enquête ont été arrêtés sur ordre du parquet de cassation qui les a déférés devant le juge d’instruction près la Cour de justice", ajoute-t-il, interrogé par L'Orient-Le Jour.
"C’est un asile de fous! Le Parquet n'est pas compétent pour libérer les détenus. Cela constitue une infraction pénale édictée par l’article 425 du Code pénal, qui stipule que le fait de faciliter la fuite de détenus constitue un délit puni par l’emprisonnement. Si les forces de sécurité participent à cette infraction, elles devront être sanctionnées", affirme à L'Orient-Le Jour Joseph Samaha, ancien président de la Cour de justice.
Les familles des victimes de l'explosion ont rapidement exprimé leur colère. Selon un collectif, un rassemblement est prévu jeudi devant le palais de justice de Beyrouth. Mercredi soir, une dizaine de personnes ont manifesté à Baabda, au bas domicile de Ghassan Oueidate.
Mardi, le juge Bitar a également engagé des poursuites contre le directeur de la Sûreté générale Abbas Ibrahim, et le général Tony Saliba, chef de la Sécurité de l’État, en relation avec l'explosion, ainsi que contre l'ancien commandant en chef de l'armée Jean Kahwagi, ont déclaré des responsables judiciaires sans préciser les chefs d'accusation. Toutes les personnes précédemment poursuivies par le juge Bitar ont nié avoir commis tout acte répréhensible.
La double explosion du 4 août 2020, qui a coûté la vie à plus de 220 personnes et blessé 6.500 autres avait été provoquée par un incendie dans un entrepôt où étaient stockées dans de mauvaises conditions des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium, depuis leur déchargement dans le port de Beyrouth en 2013. Elle a été imputée par une grande partie de la population à la corruption et la négligence de la classe dirigeante, accusée également par les familles de victimes et des ONG de torpiller l'enquête pour éviter des inculpations.
Jusqu'à présent, aucun haut responsable n'a été tenu de rendre des comptes. Les autorités libanaises refusent en outre une enquête internationale.
Dans ce match où les combattants s'envoient à la figure des articles du Code, ne peut-il y avoir aucun arbitre? National ou international?
07 h 31, le 26 janvier 2023