Rechercher
Rechercher

Une saison 2 à tout casser


Avec sa silhouette gracile et son abord réservé mais courtois, Tarek Bitar n’a franchement rien d’un ours, et encore moins d’un ours mal léché. Le voilà pourtant qui, tel un grizzly émergeant, affamé et de mauvais poil, d’une longue hibernation, met soudain fin à un chômage forcé de treize mois. Du coup, l’indomptable magistrat enquêtant sur la double explosion de 2020 dans le port de Beyrouth fait trembler sur ses assises la République tout entière.


Car non seulement le juge Bitar, de son propre chef, reprend du service, au grand dam de ceux qui croyaient l’avoir neutralisé en le bombardant littéralement de recours en récusation ; mais il met les bouchées doubles. Coupant l’herbe sous le pied à ceux qui prétendaient lui substituer un suppléant, il commence par remettre en liberté surveillée des personnes arrêtées sans jugement. Et puis il élargit spectaculairement l’éventail de ses poursuites, allant jusqu’à engager des poursuites, pour la première fois dans les annales libanaises, contre le procureur général près la Cour de cassation en même temps que trois autres hauts magistrats. Pour l’investigateur, se trouvent ainsi réunies et définies, dans une même toile d’araignée, les filières politiques, sécuritaires et judiciaires de cette sombre affaire où s’entremêlent les criminelles manigances des uns et l’incompétence, la négligence ou la corruption des autres.


En s’attaquant à aussi gros morceau, Tarek Bitar redonne certes ses lettres de noblesse à un corps judiciaire largement déconsidéré, à l’image de maintes autres institutions libanaises. Sa téméraire démarche tient même de l’héroïsme, quand on se souvient que cet homme, déjà objet d’intenses pressions, s’est même vu menacer d’élimination radicale par un messager dûment mandaté, venu l’intimider dans son bureau du Palais de justice. Il n’en reste pas moins que cette fracassante saison 2 qu’amorce la saga Bitar suscite plus d’une interrogation.


À l’appui de sa décision de se défaire de ses entraves, l’opiniâtre magistrat invoque les recherches, études et exégèses auxquelles il s’est attelé durant ce passage à vide, et dont il ressort que nulle instance, juridique ou autre, n’était en droit de le contraindre à l’inaction ou de le débarquer. Treize mois de labeur pour un exposé de quatre pages, cela peut toutefois sembler long : d’où l’opinion largement répandue qu’un ou des éléments nouveaux sont apparus dans l’intervalle, motivant une réactivation de l’enquête, quand bien même serait-elle unilatéralement décrétée et rendue publique. On n’a pas manqué de relever à ce sujet la récente réunion de travail qu’a tenue Bitar avec des collègues français enquêtant eux aussi sur l’affaire du port, du moment que de deux de leurs concitoyens figurent parmi les nombreuses victimes du massacre. Excipant du caractère secret de l’enquête, le Libanais s’est bien sûr défendu d’avoir communiqué le moindre résultat à ses visiteurs. L’histoire ne dit pas en revanche si les Français n’apportaient pas, eux, du nouveau : ce qui, soit dit en passant, soulagerait et rassurerait les sceptiques, quant aux performances concrètes de la coopération judiciaire nouée avec les démocraties occidentales…


Demeure en tout cas la question de base : sur quels appuis, quelles protections peut diable compter, dans le méconnaissable Liban d’aujourd’hui, un juge de cette trempe, un trompe-la-mort combattant en première ligne sur divers fronts? Souvenez-vous cependant, c’est ce qu’on se demandait déjà, avec stupeur, lors des toutes premières joutes, engagées contre un ancien chef de gouvernement ainsi que des députés et anciens ministres forts de leur prétendue immunité parlementaire et de leurs attaches miliciennes. On se le demandait à nouveau, tout effaré, avec la mise en cause, réaffirmée lundi, de personnages aussi puissants et influents que les chefs de la Sûreté générale et de la Sécurité de l’État. Encore plus énorme est l’impact des poursuites visant les plus hautes sphères de l’appareil judiciaire. Désormais, c’est aussi avec une justice noyautée, gangrenée au grand désespoir des magistrats honnêtes, que Tarek Bitar croise le fer : une justice qui, d’ailleurs, n’a pas tardé à rejeter en bloc ses dernières initiatives.


Que peut-il arriver maintenant ? Question qui, encore moins que les précédentes, ne trouve de réponse. Une chose est claire, du moins : le purulent abcès de la justice est crevé. Et ça, ma foi, ce n’est que justice.

Issa Goraieb

igor@lorientlejour.com

Avec sa silhouette gracile et son abord réservé mais courtois, Tarek Bitar n’a franchement rien d’un ours, et encore moins d’un ours mal léché. Le voilà pourtant qui, tel un grizzly émergeant, affamé et de mauvais poil, d’une longue hibernation, met soudain fin à un chômage forcé de treize mois. Du coup, l’indomptable magistrat enquêtant sur la double explosion de 2020 dans...