Le 24 novembre 1989, les députés réunis au Park Hotel de Chtaura élisent Élias Hraoui à la première magistrature. Le même jour à Zghorta, se déroulent les obsèques nationales du président René Moawad, assassiné 48 heures plus tôt. Pour prévenir un nouvel attentat et assurer sa sécurité, le siège de la présidence de Hraoui, qui exercera un mandat entier prorogé de trois ans, de 1989 à 1998, sera dans un premier temps la villa modeste du commandant militaire de la Békaa, dans la caserne d’Ablah. Sa protection incombe à deux lieutenants, Jamil Sayed et Hussein Lakkis.
Le 5 janvier 1990, il quitte la Békaa et prend ses quartiers dans un appartement mis à sa disposition par l’homme d’affaires Rafic Hariri, futur Premier ministre, à Ramlet el-Baïda, à Beyrouth-Ouest. Il y restera presque deux ans, et un nombre de ses proches ministres éliront domicile à l’hôtel Summerland. Le 13 octobre de la même année, il donne le feu vert à l’attaque syrienne pour déloger le général Michel Aoun, considéré comme « rebelle », du palais de Baabda. Une journée sanglante qui marquera la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990).
500 ouvriers nuit et jour
Le palais présidentiel est dévasté par les années de guerre et les combats du 13 octobre. Élias Hraoui décide alors de le faire reconstruire. L’opération, confiée à l’architecte Pierre Neema et à l’ingénieur et futur vice-Premier ministre Samir Mokbel, va se déployer sur une surface de 3 000 mètres carrés. « Ce fut un travail de folie, avec 500 ouvriers sur le chantier nuit et jour, pendant six mois. Les façades étant un peu hétéroclites (différents présidents y avaient fait des modifications selon leurs besoins et leur sensibilité), notre travail a été de calmer l’ensemble en reprenant des thèmes traditionnels de l’architecture libanaise », relate Pierre Neema dans Parcours d’un architecte, 50 ans d’espoir, d’angoisse et de passion (publication Alba-Université de Balamand). L’architecte-décorateur Élie Gharzouzi est mandaté pour décorer les espaces. « Je n’avais que 45 jours pour concrétiser mes idées et mener mon travail à terme. J’ai accepté de relever le défi à condition d’avoir carte blanche », raconte-t-il.
Dès lors, les Boisseliers du Rif vont travailler à plein régime, sept jours sur sept, pour produire le mobilier, dont celui de la salle à manger Regency et celui du Conseil des ministres où s’harmonisent, dans les tons ocre, le bois naturel et les murs en marbre polychrome. Le salon des Ambassadeurs, entièrement réhabilité, offre un décor oriental et une riche collection de tapis persans. De nombreux meubles ont été toutefois « exhumés des caves du palais et rafraîchis », relate Élie Gharzouzi dans Une vie en images, publié par les éditions Skira. Tels le bureau du président et ses dépendances, qui ont été « restaurés et retapissés ». L’aspect d’ensemble est d’une élégante sobriété.
Dans l’antre de la famille
Les appartements consacrés au président et à sa famille (une vingtaine de pièces comprenant chambres à coucher, salles de bains, salons, salle à manger et cuisine) prennent une autre allure et d’autres couleurs. Ils sont « le concentré de ce que la Première dame (Mona Hraoui) désirait », raconte Élie Gharzouzi. « Mettant à contribution les sociétés françaises que j’avais introduites dans les pays arabes et avec lesquelles j’ai travaillé pour meubler les palais des émirs, j’ai pu acquérir dans les délais les matériaux nécessaires, comme le tissu style Louis XVI pour réaliser la chambre de Mona Hraoui et les failles de soie de Lyon pour habiller d’autres pièces », rapporte-t-il. Ou encore les meubles en marqueterie XIXe qui jouent les vedettes, des commodes hollandaises et italiennes XVIIe, des lampes bouillottes, des lustres et des kilims. La salle à manger style Empire est dotée de chaises Adam et le bureau privé du chef de l’État d’une écritoire Louis XV. Aucun bibelot, « Mme Hraoui apportera ses objets personnels », signale M. Gharzouzi. Le chef de l’État s’installe au palais le 27 juillet 1993. Le 28 juillet, tout est prêt pour recevoir le premier Conseil des ministres qui se déroule à Baabda : blocs-notes gravés du cèdre du Liban, stylos Montblanc et mouchoirs en papier Sanita, pour une inspiration made in Lebanon.
Mise en scène des collections d’art
Les murs sont nus. Un seul tableau trône, sauvé du désastre du passé. Mais aussitôt défileront sur les parois du grand hall les portraits des présidents élus depuis 1943, le drapeau libanais signé par les hommes de l’indépendance ainsi que des toiles de peintres locaux. Dans les coins et les salles de réception officielles se dressent des bustes et statues romains en pierre calcaire ou marbre, des mosaïques byzantines issues des fouilles d’Ouzaï ainsi que des vitrines abritant des fioles et verres irisés romano-byzantins. Le tout provenant des collections du ministère de la Culture et de la Direction générale des antiquités.
Une icône moderne « libanisée »
Le palais de Baabda était « une icône de l’architecture libanaise moderne », souligne Habib Sayah, spécialiste en rénovation et transformation architecturale et fondateur de l’Atelier de rénovation et d’architecture (ARA) basé à Genève. « Quand, au début des années cinquante, le président Chamoun a mandaté l’agence suisse Addor & Julliard, l’architecture moderne était en effervescence et l’édifice était tout à fait dans son jus », déclare à L’Orient-Le Jour M. Sayah. Mais n’étant plus le reflet de la culture socio-politique dominante de la société libanaise d’après-guerre (1975-1990), les dirigeants ont alors décidé de « libaniser » la façade, en y intégrant l’élément traditionnel des triples arcades.
« L’initiative s’inscrivait dans une mouvance politique nouvelle », dit-il. Ils ont alors choisi l’architecte Pierre Neema qui avait développé une série ordonnée de baies cintrées, matérialisées dans la Maison des artisans, à Aïn el-Mreissé. L’architecte Sayah affirme toutefois qu’il n’y a eu aucune intervention sur le plan intérieur : « Ils ont développé d’autres fonctionnalités, mais rien n’a été cassé. Seule la façade a changé. C’est ce qu’on appelle le mouvement du “façadisme”, qui dans un contexte de changements sociaux et culturels a pris son essor dans le monde arabe dans les années 80 et 90. » Cela dit, « le palais présidentiel est une architecture pensée dans l’espace, pensée dans l’interprétation d’un programme qui montre une vraie structure présidentielle dans laquelle il y a le hall des pas perdus, des ensembles et des sous-ensembles, une résidence privée, un pavillon pour la garde présidentielle, etc. ».
Le parallèle avec le palais de Beiteddine où, au fur et à mesure qu’on y entre, on traverse un espace public, semi-public puis privé qu’on ne voit pas, indique que « les architectes ont étudié comment les gens du Liban et du Machrek vivent dans leurs murs. Ainsi, bien qu’il soit très moderne, le palais de Baabda est dans sa typologie tout à fait intégré dans les coutumes de l’Orient. Il n’avait pas besoin d’être “libanisé” ».
Le franc-parler est sa religion
Deuxième président après l’accord de Taëf, Élias Hraoui est né le 3 septembre 1926 à Zahlé. Son père Khalil Hraoui est un grand propriétaire terrien. Après une licence en études commerciales de l’USJ, Élias se lance dans une action coopérative et agricole dans la Békaa. Il introduit au Proche-Orient la première usine agroalimentaire spécialisée dans la déshydratation des légumes et préside la délégation libanaise à la FAO de 1975 jusqu’à son élection à la présidence. Marié une première fois en 1947 à Évelyne Salim Chidiac, il devient père de trois enfants : Réna, Georges et Roy. Le couple se sépare en 1959 et M. Hraoui épouse en 1961 Mona Jammal dont il aura deux enfants : Zalfa et Roland.
Parue en 2002, sa biographie La renaissance de la République : des mini-États à l’État – écrite et présentée par Camille Menassa – offre un panorama de son franc-parler légendaire, comme en témoigne sa rencontre avec Bill Clinton, en 1996, après l’hécatombe de Cana. En signant le livre d’or de la Maison-Blanche, Hraoui note que sa visite à Washington se déroule en « des circonstances douloureuses où nos compatriotes sont tués par des armes ». Point. « Quelles armes ? » demande Clinton. « Américaines », répond Hraoui. Sujet épineux pour l’Américain qui répond par une question sur le terrorisme au Liban. Hraoui rétorque qu’à ses yeux, ces « terroristes » ne diffèrent en rien des Français qui ont combattu l’occupation allemande. Ajoutant, par la même occasion, que les services de sécurité lui avaient présenté, lors de sa visite à New York en 1991, une liste des quartiers dangereux à ne pas fréquenter, à cause du fort taux de la criminalité aux États-Unis. Trois généraux, commandants en chef de l’armée, ont succédé à Élias Hraoui : Émile Lahoud (1998-2007) ; Michel Sleiman (2008-2014) et Michel Aoun (2016-2022). Chacun de ces locataires du palais de Baabda y a laissé son empreinte en modifiant le décor selon ses goûts ou en rénovant ce qui est devenu vétuste au fil des ans.