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Lifestyle - Photo-roman

À ceux qui toute l’année rêvent de l’odeur de la maison

À propos des sentiments ambivalents et de toutes ces questions sans réponses qui précèdent un retour au Liban.

À ceux qui toute l’année rêvent de l’odeur de la maison

Photo G.K.

Compter les jours à rebours, en semblant monter et retomber, avec chaque jour qui s’écoule, sur une montagne russe d’émotions en bataille, en pagaille. Avec chaque jour qui s’écoule, tantôt ressentir de l’excitation, de la hâte, de l’impatience, et tantôt être pris d’une peur, d’une profonde appréhension. Être secoué de mille questions sans réponses. Comment c’est « là-bas » ? Comment c’est devenu, « là-bas » ? Comment ça se passera, « là-bas » ? Ai-je encore ma place, « là-bas » ? Est-ce que j’appartiens encore à « là-bas » ? Est-ce qu’on se reconnaîtra, « là-bas » et moi ? Est-ce que je retomberai dans le délicieux piège de « là-bas » ? Est-ce que la flamme se rallumera entre « là-bas » et moi ? Avoir tout d’un coup l’impression ambiguë de s’apprêter à retrouver un ex avec qui rien n’a été conclu, avec qui tout reste et restera en suspens ; la trouble impression d’aller confronter une histoire toxique, mais jamais terminée, jamais refermée. Sonder ses amis autour comme on tâte l’eau. Leur demander comment ils se sentent et réaliser qu’ils se sentent tous comme moi, avec leurs émotions en pagaille et leurs mille questions sans réponses. Faire ses valises comme on se prépare pour la guerre, mais laquelle ? Puis, au petit matin, refermer derrière moi la porte de l’appartement où rien ne manque, laisser derrière moi cette vie d’emprunt où tout roule et fonctionne, prendre la route de l’aéroport pour aller me ranger dans cette file de semblables, dans ce vol d’hirondelles qui attendent de migrer vers le nid. Écouter dans le petit matin leur accent chantonnant et leurs r roulés, et se croire déjà un peu à la maison. N’est-ce pas cela, décembre, pour les expatriés, n’est-ce pas cela, la saison des retours ?

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L’odeur de la cuisine et du linge propre
Et quatre heures plus tard, il suffit que Beyrouth se dessine puis s’anime sous mes yeux, il suffit que les roues de l’avion caressent le tarmac brillant d’une lumière de printemps en plein décembre, il suffit d’un rien pour être à la maison. Car dans ce pays-village, ce pays-cocon qui est le nôtre, les frontières de la maison au sens propre et de la maison au sens large sont totalement poreuses. Le pays c’est la maison et la maison c’est le pays. Décembre, la saison des retours au nid, c’est le sourire de l’hôtesse qui, sans te connaître, sans un mot, te tend les bras vers la terre ferme comme on t’ouvre les portes de chez toi. C’est le ahla, le hamdellah aal salémé d’un porteur de valises dans sa combinaison bleue et son chariot de guingois, avec ses roues qui vont dans tous les sens ; le porteur qui ira jusqu’à grimper sur le carrousel à bagages pour te rassurer que ta valise est bien arrivée. C’est le moment où les portes coulissantes des arrivées s’ouvrent, et que derrière, le cœur à mille à l’heure, tu le vois, ce père que plus rien ne remue à part peut-être le retour de ses enfants. Tu le vois, un bouquet de roses à la main, ses yeux qui cherchent l’odeur de ses petits rentrés, ses yeux qui, par tu ne sais quel mystère, contiennent ceux de ton père et de tous les parents libanais laissés derrière. La maison, ce sont ces corps qui se retrouvent et qui refusent de se détacher, ici, aux arrivées ; ces morceaux de pays qui se recollent pour recomposer, l’espace de quelques semaines, un semblant de pays. La maison, c’est le téléphone qui commence déjà à sonner, tes grands-parents et tes parents qui s’impatientent et te demandent « tu es où ? » et « combien de temps il te faut ? » et qui auront passé les jours précédents ton arrivée à retourner dans tous les sens ta chambre d’enfant grandi trop vite, à laver ta voiture, à en faire le plein d’essence, à s’affairer pour les plats que tu aimes. La maison, c’est un chat qui t’attend derrière la porte et s’approche en reniflant ton odeur d’étranger.

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Dans les bras des autres
C’est l’odeur du linge propre et la cuisine, l’odeur de tous les foyers libanais, à laquelle tu rêves toute l’année. C’est revoir, au fond du salon, le sapin irisé de ces ornements qui sont comme des étapes de ton enfance et de ta vie abandonnée à la hâte. La maison, c’est un plat de mouloukhié que tu as longtemps refusé de mettre en bouche les dimanches de ton enfance ou au retour de l’école, mais dans lequel tu te jettes désormais comme on tombe amoureux. Ce plat que tu as essayé tant et tant de fois avec ta mère en appel WhatsApp, de recopier dans ta ville, ta vie d’emprunt, mais qui ne sera jamais celui de ta mère. La maison, c’est ta mère qui te dit que tu as maigri, que tu es pâle, qu’il faut que tu dormes mieux, qu’il faut que tu conduises prudemment, qui a déjà pris tes rendez-vous de médecin, a déjà organisé un bilan sanguin pour toi, et te regardera à jamais comme un enfant. La maison, c’est le coucher du soleil et la levée dont tu connais par cœur le rythme, les nuances et la couleur. La maison, c’est la force insensée, la folie peut-être de ceux qui t’invitent à des vernissages, des ouvertures, des lancements, comme autant de petites choses qui ont le pouvoir des grands miracles. La maison, c’est ce lieu changeant mais toujours le même, incompréhensible, impénétrable, mais dont l’absurdité te remplit le cœur. La maison, c’est cet ex dont tu ne comprendras jamais pourquoi tu ne parviens pas à te détacher de sa peau ; sans doute parce qu’elle a l’odeur de la maison, elle aussi. C’est le soir se retrouver dans ton restaurant et ton bar préféré, voir qu’il reste encore comme une promesse, avec le serveur qui te reçoit comme si tu étais là la veille, comme si tu n’étais jamais parti. C’est tous ceux qui te font croire que tu n’es jamais réellement parti. C’est, dans ce bar ou ce restaurant, ces visages revenus de ton enfance, de ton adolescence, de ta vie d’avant ton départ, avec qui il suffit d’une seconde pour tout retrouver, pour réaliser que rien n’a changé et que rien ne changera. Pour réaliser que ce qui te lie à eux, tu ne le retrouveras jamais nulle part ailleurs. C’est être dans leur bras, sur leur épaule, au creux de leur cou. Baigner dans la lumière de leurs rires. La maison, c’est retrouver en quelques jours à peine la réponse à toutes tes questions, et retomber dans le délicieux piège de « là-bas » qui restera pour toujours ici.

En arabe, les mots exil et étranger sont interchangeables. L’exil c’est gherbé. En partant, notre langue veut qu’on devienne l’étranger, el-gharib. Et en rentrant, la maison, sa magie, fait que l’espace d’une fraction de seconde, tu n’es plus cet étranger et que tu te rends compte que quoi qu’il arrive, que quelle que soit ta ville ou ta vie d’emprunt, tu appartiendras toujours à là-bas, à ici, et que votre histoire (toxique) ne sera jamais conclue, jamais terminée…

Compter les jours à rebours, en semblant monter et retomber, avec chaque jour qui s’écoule, sur une montagne russe d’émotions en bataille, en pagaille. Avec chaque jour qui s’écoule, tantôt ressentir de l’excitation, de la hâte, de l’impatience, et tantôt être pris d’une peur, d’une profonde appréhension. Être secoué de mille questions sans réponses. Comment c’est...

commentaires (5)

Combien d’entre nous se reconnaîtront dans cette façon si unique qu’encore une fois, Gilles Khoury, réussit à nous rejoindre au plus profond de nous-mêmes, toute génération confondue…ce mal du pays, même meurtri et lointain qui demeure. Merci encore une fois pour cette belle plume du “gharib” bil “gherbé”. Joyeux Noël à toutes les familles du Liban et à toute la diaspora! Allah biyifrijha!

De Chadarévian Simone

22 h 29, le 20 décembre 2022

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Commentaires (5)

  • Combien d’entre nous se reconnaîtront dans cette façon si unique qu’encore une fois, Gilles Khoury, réussit à nous rejoindre au plus profond de nous-mêmes, toute génération confondue…ce mal du pays, même meurtri et lointain qui demeure. Merci encore une fois pour cette belle plume du “gharib” bil “gherbé”. Joyeux Noël à toutes les familles du Liban et à toute la diaspora! Allah biyifrijha!

    De Chadarévian Simone

    22 h 29, le 20 décembre 2022

  • Tres tres forte, cette capacité qu’a GK à esquisser le vécu de milliers d’autres.

    Karim El-Dahdah

    10 h 45, le 20 décembre 2022

  • Oui ces expériences je l’ai ai vécue 20 ans une ou deux fois dans l’année quand je retournai au Liban pour visiter mes parents âges . Ces des souvenirs qui s’entrelacent dans la mémoire et nourrissent la nostalgie d’un attachement inoubliable pour le pays.

    Sylva Minassian

    10 h 37, le 20 décembre 2022

  • Que de fois cela nous est arrivé , et nous le répéterons éternellement : Le Liban c'est , un peu comme tous les autres pays d'émigration aussi , le retour à notre vérité , cette vérité que nous avons souvent besoin d'oublier pour nous assimiler ailleurs !

    Chucri Abboud

    08 h 48, le 19 décembre 2022

  • Tellement réaliste !!!

    Chadarev

    08 h 46, le 19 décembre 2022

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