Sur un flanc de montagne où viennent s’appuyer les nuages. Au fond d’une forêt de pins secouée par seulement le vent et le ziz des élytres. Sur le rebord d’une autoroute qui n’en finit par de taillader cette montagne oubliée. Dans la bouche d’une vallée où vient se frotter le brouillard épais. Sur une place de village où tôt dans l’après-midi, la nuit s’étale contre le ciel ouvert. À l’ombre d’une tonnelle en paille qui lentement filtre des gouttelettes de soleil. Au pied d’une cascade, son rideau d’eau qui a l’air de bouillir en tombant. Près d’un lac desséché par le temps et les crimes de nos dirigeants. Ils étaient, ils sont partout ces restaurants libanais où les familles se retrouvent tous les dimanches, immanquablement, religieusement. Celui qui a marqué mon enfance se trouvait au bord de la rivière du Berdawni, à Zahlé. C’est là qu’à sept ans à peine, mon grand-père m’avait installé en face de lui, sur une chaise en osier trop grande pour moi, et qu’il m’avait servi mon premier verre d’arak, bien dilué. C’est là que pour la première fois, j’avais eu droit à goûter à cette potion magique où des nuages blancs anisés transformaient lentement l’eau en arak. C’est là que les dimanches, je regardais se jouer devant moi le rituel des familles libanaises, étalées sur des mètres et des mètres de mezzé. C’est quelque chose qui m’a toujours fasciné, d’autant plus étrange que je viens d’une toute petite famille…
Tout un arbre généalogique autour d’une table
C’est là qu’en arrivant, il y avait systématiquement cette même odeur qui me revient alors que j’écris ces lignes, l’odeur du vent lorsqu’il emporte sur son passage les effluves sucrés d’arak, les brumes de narguilé, les relents de friture et la fumée du charbon qui grésille. C’est là que les caméras VHS des pères se mettaient en marche, posées sur les épaules, à toujours filmer un bébé qui se démène avec sa robe de baptême, un enfant dans sa couronne de fleurs et sa soutane de première communion, parfois un bachelier, parfois à juste filmer un autre et ordinaire dimanche de famille libanais. C’est là qu’on voyait déjà les serveurs dans leurs gilets noirs, leurs chemises déjà auréolées de sueur en train de s’agiter entre les tables qui se déployaient de la rivière jusqu’à l’intérieur de ce réfectoire-restaurant.
C’est là que dès 13 heures, au fur et à mesure, des arbres généalogiques de tous les coins du pays se composaient lentement autour des nappes blanches dressées depuis le matin. Tous différents, mais tous un peu les mêmes. Les grands-mères dans leurs tailleurs à épaulettes, leurs mi-bas de toute saison, leurs chevelures gonflées et virant du blanc au violet, leurs sacs en cuir mou collés contre elles et leurs to’borné, leurs baisers avec lesquels elles étouffaient leurs petits-enfants embarrassés, comme si elles les retrouvaient après des siècles. Un oncle qui a fait deux sous à l’étranger, traînant une femme dans son ombre, et sa nouvelle Mercedes Chabah garée à la porte du restaurant où les petits de la famille allaient à tour de rôle se faire photographier. Les mères encombrantes, encombrées d’enfants en pagaille, les pères qui quémandaient leurs narguilés et se débarrassaient des enfants en les envoyant jouer sur les toboggans branlants à l’arrière du restaurant. Les adolescents de mauvais poil, avec leurs Nintendo et leurs montres Baby G, et qui répondaient du bout des lèvres quand une grande tante envahissante les bombardait de questions. Souvent une nounou jetée en fond de table parmi les enfants, s’excusant presque d’être là, et qui se retrouvait toujours la tête planquée dans un burger et des frites, allez comprendre.
« Nazzel »
C’est là que le serveur s’approchait de l’oncle en question qui trônait en milieu de table et se mettait à mécaniquement lister les plats en retirant un bloc-notes et un bic de la poche de sa chemise. Ce à quoi l’oncle répondait en prononçant ce mot magique dont seul le Liban a le secret : « Nazzel, fais-descendre. » « Descendu », d’abord, l’arak qu’un serveur « casse » en suivant la règle du tiers d’arak et deux tiers d’eau. Le bruit des glaçons qui se cognent dans les petits verres qui se vident puis se remplissent. L’odeur de l’anis portée par le vent léger. « Descendus », les bizir de melon, le termos (lupins), les amandes vertes au printemps, les pistaches enveloppées dans leurs peaux rouges, les cacahuètes salées dans leurs peaux chiffonnées. « Descendus », l’éternelle sculpture de légumes de saison dans son plat en aluminium, les tomates baladiyyé qu’une femme se portait toujours volontaire pour découper, les concombres au goût de terre, le me’té, ce drôle de concombre sauvage tordu, les radis, les feuilles de menthe et le piment vert. « Descendu», le mezzé dans toutes ses formes et ses déclinaisons, avec le pain chaud et boursouflé qui passe de main en main dans son emballage plastique.
« Descendues », ensuite, les grillades recouvertes d’une miche de pain, alors que les pantalons et les jeans étaient déjà déboutonnés à force d’avoir mangé. « Descendus », la kebbé nayyé, le foie cru, parfois les intestins et les cervelles qui faisaient peur aux enfants. C’est là que le jour commençait à décliner lentement, que le ciel se remplissait de rose puis de gris, et qu’un cafetier passait entre les tables en faisant claquer ses tasses, pendant qu’un serveur se chargeait d’épousseter la table avant l’heure du dessert. Raha (loukoum) qu’on écrasait entre deux biscuits Marie, molasse de caroubier qu’on s’amusait à mélanger au tahiné (crème de sésame) dans des petits pots en verre, clémentines dont l’odeur collait aux doigts, karabige et knatef. C’est là qu’en fin de repas, les hommes de la table se disputaient l’addition. C’est là que les rires recouvraient le tintement des verres et des assiettes qui ne cessaient de s’empiler, avec en fond la voix veloutée d’un moutrib du passé. C’est là que la douceur recouvrait tout et que j’ai fini par apprendre à aimer les dimanches libanais…
commentaires (9)
J’aime beaucoup votre prose. Fi des « corrections »apportées par des puristes - ou prétendus - ! Il faudrait que vous écriviez un roman dans la même veine. Merci pour votre article.
Citoyen Lambda
14 h 00, le 23 novembre 2022