
Photo G.K.
Lundi dernier, je suis dans une boutique de parfums et produits cosmétiques, juste en face de l’Opéra de Paris, en train d’acheter à ma mère des crèmes qu’elle m’a commandées et qui sont désormais introuvables au Liban. Il doit être 17h ou 18h, en pleine heure de pointe donc, et la boutique ressemble à une volière, avec une horde d’adolescent(e)s qui s’extasient à la vue d’un nouveau fard à joues pailleté ou d’un mascara coloré, et d’autres clients encombrés de leurs courses de Noël. Les files d’attente vers les caisses sont longues, mais ce n’est définitivement pas cela qui se mettra au travers de quelque chose qui ferait plaisir à ma mère. Les yeux sur mon écran, j’entends depuis la file à ma droite de l’arabe libanais. C’est toujours quelque chose qui m’émeut et me fait sourire, cet accent qui, tout d’un coup, me ramène à la maison. À ma droite donc, deux femmes engoncées dans des manteaux en vison, peinturlurées de maquillage et croulant sous une pile de produits qu’elles s’apprêtent à passer en caisse. Je les vois toiser du coin de l’œil deux mecs qui essayent des produits de maquillage d’une gamme justement conçue pour homme. « Regarde, regarde. Bi charafik, regarde. Deux hommes qui se maquillent, on aura tout vu », marmonne l’une. « Tfeh. Quelle horreur, quel monde malade », surenchérit l’autre. Pour s’être tant de fois posés sur moi, je connais par cœur ces yeux dégoulinant de dégoût, je connais par cœur ce venin qui semble leur couler au bord des lèvres, je connais par cœur ce tfeh. Je connais par cœur et jusqu’au plus profond de mes os malade, ce terme abject qu’au Liban, on associe aux différences.
Revenir dans le temps et la colère
Debout dans cette boutique en face de l’Opéra de Paris, j’ai l’effroyable, la démente impression d’être tout d’un coup en cours de sport à l’école, harcelé par une bande de garçons qui sont de redoutables crapules et qui se font un plaisir à m’humilier parce que je ne sais pas, je ne sais simplement pas maîtriser ce ballon que j’ai tant détesté. Je suis tout d’un coup en colonie de vacances à Baakline, sans défense, à chialer en regardant ma mère partir, parce que je sais, je sais déjà ce qui m’attend, parce que je sais que personne ne me protégera. Je suis tout d’un coup au tableau, avec la gorge et le ventre étranglés, en train de présenter un exposé de littérature, à essayer de contrôler l’intonation de ma voix, les gestes de mes mains, et cette frayeur indélébile d’être dénoncé. Cette frayeur de la fausse note, du pas de côté, du mot ou du mouvement de travers ou de trop et qui me coûteraient les flèches et les moqueries de cette même bande de crapules entassées au fond de la classe. Je suis tout d’un coup en train de me battre contre mes propres larmes qui montent sans que je puisse les retenir et qui me floutent la voix davantage. Je suis tout d’un coup seul et en sanglots aux toilettes de l’étage des 7es. Je suis tout d’un coup à une party où les filles préfèrent prendre mon avis sur comment elles sont sapées plutôt que danser un slow avec moi. Je suis tout d’un coup à un déjeuner de famille où l’on m’embusque et me tend des pièges de tous bords, à me demander pourquoi je n’ai pas de petite amie, à me demander : « C’est pour quand ? », à me dire que « ce n’est pas normal », à me sermonner que je devrai me tenir plus droit, aller à la gym et « être moins sensible ». À me préconiser un supposé mode d’emploi pour devenir un homme. Je suis tout d’un coup en face de mon père. Je suis tout d’un coup dans ma chambre d’adolescent avec le poids du monde sur mes petites épaules, en ne comprenant pas ce qui m’arrive et pourquoi je n’y arriverai pas. En ne comprenant pas ce qui sonne faux en moi, en essayant de déchiffrer ce défaut de fabrication, cette dissonance dont on m’a expliqué très tôt, sans la nommer, qu’elle me disqualifierait de tout. Je suis tout d’un coup dans la rue, en boîte de nuit, dans une classe à la fac, en stage ou à la salle de sport, avec ces mêmes regards qui sont ceux des deux femmes debout à ma droite dans ce magasin de cosmétiques.
« Ah, donc tu es l’un d’eux. Wahad mennon ? »
Sauf que cette fois, cette colère tant et tant de fois contenue, tant de fois rentrée par peur, par honte ou à défaut de griffes, cette colère-là, je n’ai pas réussi à l’endiguer lundi dernier; quand bien même je n’en étais pas directement concerné. Et sans même m’en rendre compte, mes pieds m’ont porté. Je me suis approché des deux femmes, et mes mots m’ont devancé, ont débordé. En arabe libanais, je leur dis : « Oui, des hommes qui se maquillent. Parce que, ici, on n’est pas cent ans en arrière comme vous, comme les mentalités au Liban. » Les deux visons se tournent vers moi d’un même geste, et avec ce dégoût encore plus grandi, elles rigolent : « Ah, donc tu es l’un d’eux. Wahad mennon ? »
« Ça veut dire quoi, l’un d’eux ? » « Ça veut dire louti (pédé, ndlr). » Je n’ai pas de souvenir précis du reste de notre conversation, tout ce dont je me souviens, c’est que le ton était vite monté et que, pour la première fois sans doute, j’avais réussi à dire des choses trop longtemps restées au travers de la gorge. Peut-être aussi parce que, pour la première fois, j’avais affaire à une méprisable manifestation d’homophobie dans un environnement sûr ; dans un pays où les loutis sont au moins protégés par la loi. Les deux visons postillonnent tout genre d’insultes, à tel point que l’une des gérantes de cette branche accourt pour voir ce qui se trame. J’explique à ladite gérante ce qui se trame et les propos homophobes des deux visons que celles-ci admettent sans la moindre once de honte sous prétexte « d’être dans un pays démocratique ». Et là, la gérante pointe du doigt la porte de sortie. Jouissance du moment. « Mesdames, vous êtes sommées de quitter les lieux immédiatement. Immédiatement. Et si vous n’obtempérez pas, je vais devoir appeler la sécurité. » Et en regardant les deux femmes tracer leurs pas vers la sortie, expulsées, les yeux au sol, je venais, depuis cette boutique de Paris, trente ans plus tard, de prendre la revanche de l’enfant et l’adolescent en moi. Et celle de tous ces garçons du Liban qu’on croit blesser et insulter en les traitant de louti.
P.-S. : J’ai appris par la suite que les deux jeunes hommes ont été compensés pour cet épisode ignoble, se voyant offrir tous les produits qu’ils avaient choisis.
commentaires (25)
Bravo infiniment !
Bossu Serge
21 h 51, le 19 juin 2023