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Culture - Essai

Écoféministe, dotée d'un mystérieux savoir et soufie : qui était vraiment Rabi’a al-Adawiyya ?

Considérée comme une sainte pieuse, sa figure est entourée de légendes dans l’imaginaire musulman. L’essayiste Asma Lamrabet révèle cependant qu’à l’époque abbasside, cette femme défendait une vision moderne de la religion d’une grande pertinence pour les débats actuels.

Écoféministe, dotée d'un mystérieux savoir et soufie : qui était vraiment Rabi’a al-Adawiyya ?

Rabi’a al-Adawiyya vue par une enluminure qui illustre l’ouvrage d’Asma Lamrabet. Photo DR

Mais qui était donc Rabi’a al-Adawiyya (713-801) que Salah Stétié a surnommée « l’athlète de Dieu, semblable en cela à la future Thérèse » en lui consacrant une superbe biographie Rabi’a, de feu et de larmes (Albin Michel, 2015). « C’est la première grande figure du soufisme, et il n’est pas indifférent qu’elle soit une femme », avait noté à son propos le poète et écrivain libanais.

Figure majeure du soufisme, dotée d’un mystérieux savoir, cette mystique et poétesse a vécu entre 714 et 801 sous la dynastie abbasside, à Bassora, en Irak. Asma Lamrabet, auteure marocaine de nombreux ouvrages sur la pensée réformiste en islam, et plus particulièrement sur la thématique des femmes, revisite la légende de la plus célèbre waliya (sainte), en vue de relayer son message universel, qui entre en résonance avec le monde d’aujourd’hui dans un essai intitulé Rabi’a al-Adawiyya, mystique et liberté (Albouraq, collection Je veux connaître, 2022).

Asma Lamrabet : « À l’instar de Rabi’a al-Adawiyya, les femmes ont été “invisibilisées” du savoir partout dans le monde. Il est important de féminiser notre lecture de l’histoire. » Photo DR

Moderniste avant l’heure

« Je suis d’une génération qui a vu les films égyptiens. Cette histoire de fillette pauvre, volée afin d’être vendue comme esclave et devenue danseuse pour survivre, qui ne fait que prier puis devient disciple du maître soufi Hassan al-Basri (mort en 728), est restée gravée dans ma mémoire de jeune femme », raconte Asma Lamrabet depuis Rabat, au cours d’un entretien téléphonique avec L’Orient-Le Jour.

L’éditeur Albouraq, spécialisé dans les ouvrages sur la civilisation arabo-musulmane, l’encourage à percer le mystère autour de la fameuse figure. Parmi d’autres références littéraires et académiques, Asma Lamrabet est inspirée par la thèse d’Anna-Maria Salto Sanchez publiée en 2015, ainsi que par l’ouvrage sur Rabi’a al-Adawiyya du philosophe égyptien contemporain Abdel Rahman Badawi, mais aussi par l’une des sources les plus anciennes, Le Mémorial des saints, de Farid al-Din Attar, datant du XIIe siècle.

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« Les premières choses que j’ai lues étaient rocambolesques. Il y a, autour de sa vie, beaucoup de récits surnaturels, parfois extravagants. Je suis croyante et pratiquante, mais je ne crois pas à l’irrationnel », affirme l’auteure.

Un récit rapporte notamment qu’en chemin vers La Mecque, la Ka’aba se présente devant Rabi’a, en plein désert. Elle dit alors : « Je ne veux pas de la Ka’aba, je veux le maître de la Ka’aba, que vais-je faire de la Ka’aba ? »

« J’ai vu une force subversive dans ces métaphores perçues comme des miracles. On a cherché à “invisibiliser” cette femme en faisant d’elle une dévote », critique Asma Lamrabet.

Dans un autre récit, face à la Ka’aba, Rabi’a émet une critique frontale envers ceux qui réduisent le culte du pèlerinage à de simples formalités dénuées de sens.

« Voici donc l’idole que l’on adore sur terre. Soyez-en sûrs, Dieu n’en a jamais franchi la porte et il n’y a jamais séjourné », aurait-elle remarqué.

Grâce à sa spiritualité, Rabi’a al-Adawiyya a été capable de critiquer son entourage et de remettre en question la tradition. C’est une avant-gardiste qui avait un discours d’une actualité étonnante, selon l’essayiste, qui a dirigé, de 2011 à 2018, le Centre d’études sur les femmes et islam au sein de l’institution religieuse officielle al-Rabita al-Mohammadia des ulémas du Maroc.

La couverture de « Rabi’a al-Adawiyya, mystique et liberté ». Photo DR

Un modèle pour la jeune génération

En refusant les nombreuses demandes en mariage, Rabi’a al-Adawiyya a brisé tous les tabous de la société patriarcale. « Elle vivait au VIIIe siècle comme une Parisienne aujourd’hui, refusant de se soumettre à une autorité quelconque, surtout pas masculine. Elle voulait se consacrer entièrement à son amour pour Dieu, ce qui lui a permis de s’élever à rang égal avec les hommes. »

Rabi’a recevait de nombreux visiteurs – parfois même des mystiques importants – dans sa demeure pour des veillées spirituelles ou des débats politiques lors desquels elle se permettait de critiquer. Sa grande renommée lui attirait aussi des disciples qui la rejoignaient pour suivre ses enseignements. « Le soufisme de cette époque était une réaction subversive à ce qui se passait à Bagdad, reprend l’auteure. Les ascètes se marginalisaient de la société pour dénoncer les dérives du faste. »

Ce récit résume l’essentiel de la doctrine spirituelle de la waliya Rabi’a : une adoration désintéressée de tout matérialisme sauf de Dieu.

« Il n’y a pas pire croyant que celui qui adore Dieu uniquement par peur de l’enfer ou par désir du paradis !

Et s’il n’y avait ni enfer ni paradis, vous ne l’auriez donc pas adoré ? » disait-elle.

En plus de refuser l’argent et les cadeaux, la sainte ne ressentait aucune gêne face à la mixité. « C’est un modèle pour notre génération qui a une vision restrictive des relations hommes-femmes, poursuit Asma. Elle a réussi à s’imposer en disant qu’il n’y avait pas de différence entre les genres sur le plan spirituel. Sa relation d’amour avec Dieu était tellement forte qu’elle l’a libérée de tout, lui offrant une grande liberté de langage et d’action. »

Le souci de vivre en harmonie avec la nature et les animaux sauvages, de les aimer et de les respecter, ferait-il de Rabi’a al-Adawiyya une écoféministe avant l’heure ? Au-delà de sa réalité historique, ce récit révèle en effet un respect bienveillant envers toute la création. De nombreux historiens lui attribuaient d’ailleurs une complète abstinence de consommation de produits animaux.

Un jour, alors qu’elle escaladait une montagne, voilà que toutes les gazelles qui s’y trouvaient se sont rassemblées autour d’elle sans manifester la moindre peur, se sentant apparemment en sécurité. Et soudain, alors que son ami Hassan al-Basri venait la rejoindre, tous ces animaux s’enfuirent. Il lui demanda alors : « Comment se fait-il que les gazelles me fuient et qu’elles ne te fuient pas ? » Elle lui demanda : « Qu’as-tu donc mangé aujourd’hui ? » « Un plat cuit avec un morceau de graisse », lui répond-il, ce à quoi elle lui rétorqua : « Comment ne te fuiraient-elles pas alors que tu manges de leur graisse ? »

Une lecture universelle de la religion

« À l’instar de Rabi’a al-Adawiyya, les femmes ont été invisibilisées du savoir partout dans le monde. Il est important de féminiser notre lecture de l’histoire », soutient l’essayiste.

Actuellement directrice de la chaire « genre » à la Fondation euro-arabe de l’Université de Grenade, Asma Lamrabet prône pour un plus grand accès des femmes au savoir religieux. « La condition féminine est partout précaire. Et le Moyen-Orient détient les pires pourcentages en termes d’inégalités de genre. Leur statut a été décidé, dès les débuts de l’islam, par des fuqaha’ (juristes musulmans) qui ont perpétué les normes et les coutumes patriarcales des civilisations persanes et byzantines. »

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Pour cela, l’auteure défend une réforme au niveau de l’interprétation et de l’exégèse. « Il est dit dans le Coran que les hommes et les femmes ont une âme identique (nafs wahida). Je milite depuis plusieurs années pour une lecture mettant en avant les valeurs universelles transmises par le texte religieux, telles que l’égalité, la justice ou la raison. C’est une question de droits humains et de développement social », appuie celle qui est aussi activiste au sein du comité des Droits de l’homme au Maroc.

« Il faut en finir avec l’interprétation juridique des textes. Seule une lecture réformiste, éthique et humaniste pourra mener à la libération des êtres humains. Cette prise de conscience a du mal à émerger en islam en raison de la prédominance de la tradition et de la peur de perdre ses repères », conclut Asma Lamrabet, qui estime que ce fait expliquerait le repli identitaire des communautés musulmanes en Occident et dans les pays musulmans.

Tous les récits sont extraits de : « Rabi’a al-Adawiyya, mystique et liberté », Asma Lamrabet, Albouraq, collection Je veux connaître, 2022, Essai.

Mais qui était donc Rabi’a al-Adawiyya (713-801) que Salah Stétié a surnommée « l’athlète de Dieu, semblable en cela à la future Thérèse » en lui consacrant une superbe biographie Rabi’a, de feu et de larmes (Albin Michel, 2015). « C’est la première grande figure du soufisme, et il n’est pas indifférent qu’elle soit une femme », avait noté à son...

commentaires (1)

Merci pour cet article intéressant ! Par curiosité il faudrait voir le film égyptien, je pense que c'est d'après wikipedia un film classique de 1963 de Niazi Moustapha avec musique de Oum Kalsoum et chansons dues à Mohammed Abdel Wahab

Stes David

19 h 43, le 06 décembre 2022

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Commentaires (1)

  • Merci pour cet article intéressant ! Par curiosité il faudrait voir le film égyptien, je pense que c'est d'après wikipedia un film classique de 1963 de Niazi Moustapha avec musique de Oum Kalsoum et chansons dues à Mohammed Abdel Wahab

    Stes David

    19 h 43, le 06 décembre 2022

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