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Umar de sang

Mais qui a tué Umar ibn-Khattâb, le second des califes « bien guidés » ? Nous sommes le 3 novembre 644, vers cinq heures du matin, dans la mosquée de Médine. Umar vient de commencer la prière...

Umar de sang

D.R.

Meurtre à la mosquée, volume 3 : « Les Califes maudits » de Hela Ouardi, Albin Michel, 2021, 366 p.

Sa voix de stentor retentit dans tout l’édifice. Mais elle est brutalement rompue par son cri qui déchire l’assistance. Un rugissement de fauve blessé. Suivi d’un hurlement : « Le chien m’a tué ». On vient de poignarder le calife. Trois coups de couteau dans le ventre. Le calife décèdera quelques heures plus tard.

Le meurtrier, « le chien », c’est un Perse, « un esclave insignifiant », « un illustre inconnu », prénommé Fayruz. Il a pris la fuite, mais été rattrapé par un groupe de fidèles. Il se défend, blesse, certains à mort, plusieurs de ses poursuivants avant de se suicider avec le même poignard à double lame quand il se voit acculé. Il emporte ainsi dans sa tombe le secret d’un assassinat qui s’est passé devant des dizaines de personnes, mais qui – c’est bien étrange – n’ont rien vu, et va bouleverser l’histoire de l’Islam, notamment en amorçant l’effroyable guerre civile qui divisera irréversiblement les musulmans en sunnites et chiites. Aujourd’hui encore, Fayruz est considéré comme une incarnation diabolique par les premiers, et comme un héros par les chiites qui prétendent qu’il a réussi à fuir pour finir sa vie à Kâshân, en Iran, où sa tombe est devenue un mausolée.

Mais pourquoi l’esclave perse a-t-il tué Umar ? L’affaire n’est pas mince. Le calife est le deuxième personnage de l’Islam après le Prophète et l’un de ses dix Compagnons « promis au paradis », où l’attend, assure la Tradition musulmane, « un palais en or ». Il est encore plus important qu’Abû Bakr et Ali. C’est sous son règne de dix ans que les armées musulmanes vont défaire les armées sassanide et byzantine et s’emparer de la Syrie, de l’Égypte et de l’Irak.

Qui était son assassin ? Un « loup solitaire » ou un simple exécutant manipulé par les ennemis du calife dans le cadre d’une conjuration ourdie en haut lieu ? Était-ce vraiment lui le coupable ou l’a-t-on « suicidé » pour dissimuler les véritables auteurs ? Et l’assassinat ne cache-t-il pas des enjeux fondamentaux, politiques et religieux, comme semble l’indiquer les nombreux meurtres qui se produisirent ensuite ? À ces questions, le récit officiel répond d’une manière peu convaincante. Son premier souci est de faire passer Fayruz pour un non musulman – qu’importe qu’il soit chrétien, zoroastrien ou juif – ayant des problèmes de dettes et qu’Umar n’a pas voulu aider. Et, ensuite, d’occulter mais sans les effacer tous les éléments permettant de soutenir une autre version de l’affaire. On retrouve ainsi ce problème propre au monde arabe où manque singulièrement des travaux d’historiens au sens moderne du terme sur les premiers temps de l’Hégire, où les références restent aujourd’hui encore des théologiens, comme Tabari (839-923) et Ibn Kathir (701-774), et où l’histoire et la légende s’entremêlent et, parfois, se confondent.

Professeure à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université Tunis al-Manar, et membre associé du Laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS à Paris, Hela Ouardi relève le défi d’explorer, en se démarquant de toute hagiographie, cette représentation idéalisée de l’histoire des origines de l’islam. Elle l’avait déjà entrepris dans un premier ouvrage consacré à la mort du Prophète – Les Derniers Jours de Muhammad (Albin Michel, 2016) –, puis dans les deux premiers volumes de son triptyque Les Califes maudits – « La Déchirure » et « À l’ombre des sabres » (même éditeur) – où elle avait fait revivre l’élection pour le moins trouble d’Abû Bakr et sa guerre totale contre les tribus arabes révoltées. Dans ce dernier opus, elle poursuit ses recherches en abordant le meurtre mythique d’Umar qui hante encore la conscience de dizaines de millions de musulmans et qui pourtant n’avait encore fait l’objet, au moins en Occident, d’aucune véritable biographie.

Elle le fait en exhumant des indices, étonnement nombreux, cachés dans les récits de la Tradition, en les confrontant – « rien que la Tradition mais toute la Tradition », a-t-elle précisé lors d’un récent séminaire – et en explorant à la loupe le moindre détail. D’où une enquête absolument palpitante, qui se lit comme un roman policier ; c’est peut-être là où le bât blesse : l’historienne ne se fonde-t-elle pas un peu trop sur ces sources, dont elle n’ignore pas qu’elles sont peu fiables et tardives, bousculant un peu la vérité à la manière de certains inspecteurs voulant accabler un présumé coupable ?

Comme dans toute bonne investigation, celle-ci commence par une enquête de personnalité sur la victime. Alors que, dans le monde arabe, Umar a l’image d’un dirigeant juste, « modèle absolu et inégalable de bonne gouvernance », Hela Ouardi le décrit davantage comme un calife terrible, rigoriste, ascétique, symbole de l’Islam guerrier, même s’il fuit les combats. Au fil des ans, il va devenir un psychopathe qui, au soir de sa vie, plongera dans la folie. Il fera ainsi mourir sous le fouet son fils Abd al-Rahmân – un épisode évoqué par toute la Tradition mais qui n’a pourtant pas été retenu dans la mémoire collective, laquelle a préféré retenir son extraordinaire piété. Il s’oppose ainsi à Ali, le quatrième calife, symbole d’un islam mystique, chevaleresque, que, pourtant, Hela Ouardi ne ménage pas non plus.

Avant de rejoindre le Prophète, assez tardivement par rapport aux premiers Compagnons, Umar a eu une enfance des plus misérables. C’est même un enfant martyrisé par un père bûcheron qui lui impose des travaux exténuants, l’humilie et le nourrit à peine. Un tel passé ne s’oublie pas et expliquera sans doute pour partie le caractère terrible du futur calife, qui ne se sépare jamais de sa dirra (une sorte de matraque) avec laquelle il frappe qui bon lui semble et qui fait figure de sceptre.

Mais avec lui s’était installé un islam plus roturier, plus proche des déshérités, et, donc, en état de guerre froide avec les élites quryashites du pays. « Rétrospectivement, cette politique n’était pas uniquement motivée par la haine personnelle du calife aux origines modestes à l’égard des castes privilégiées ; en neutralisant politiquement les patriciens qurayshites, Umar défendait à sa manière l’idée d’un islam ‘catholique’ (universel), extirpé de la logique tribale », écrit l’historienne.

D’où l’idée d’un assassinat très politique. Hela Ouardi ajoute : « (…) Le meurtre à la mosquée a scellé la fin d’un certain islam, l’islam originel bâti par Muhammad, un islam utopique qui se nourrissait du fantasme messianique. La parenthèse ouverte par Muhammad, qui avait permis aux roturiers de devenir des seigneurs, aura bien survécu avec Umar, qui aura réussi à faire du messianisme originel le levier d’une conquête universelle. Voilà pourquoi le mythe de l’âge d’or construit autour d’Umar a été aussi durable et reste encore si vivant dans les esprits. Plus que le modèle du calife juste, Umar est une sorte de relique humaine d’une religion à jamais disparue. »

À l’heure où, dans les milieux ­salafistes, le fantasme d’un retour à la « pureté originelle » est fondamental, on comprend mieux pourquoi Umar est la référence absolue, le saint par excellence, aussi bien des talibans que de l’État islamique. « L’effondrement du colossal Umar sur le tapis de prière est l’image emblématique de la tragédie de l’islam, condamné à ressasser les drames de sa violente genèse, en pleurant sur les ruines de la statue du commandeur des croyants brisée en mille morceaux », conclut l’historienne.

Meurtre à la mosquée, volume 3 : « Les Califes maudits » de Hela Ouardi, Albin Michel, 2021, 366 p.Sa voix de stentor retentit dans tout l’édifice. Mais elle est brutalement rompue par son cri qui déchire l’assistance. Un rugissement de fauve blessé. Suivi d’un hurlement : « Le chien m’a tué ». On vient de poignarder le calife. Trois coups de couteau dans le...

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