En 1934, l’Italie fasciste de Benito Mussolini accueille la deuxième Coupe du monde de football de l’histoire. Le Duce n’est pas un amoureux du ballon rond, mais il veut se servir de l’événement pour prouver la supériorité de son modèle de société. « Je ne sais pas encore comment, mais l’Italie doit gagner ce championnat. C’est un ordre », annonce, avant le début de la compétition, le général Giorgio Vaccaro, président de la Fédération italienne. Les Azzurri effectuent le salut fasciste au début et à la fin de chaque match, tandis que les Chemises noires font office de stadiers. L’Italie remporte la compétition en battant la Tchécoslovaquie 2-1 en finale. À cette époque, le Qatar est encore une « terre oubliée de Dieu ». Sa principale source de revenu, la pêche et le commerce de perles, est menacée par la concurrence japonaise. Le minuscule émirat est un protectorat britannique depuis 1916. Une presqu’île stratégique qui, à l’instar de ses voisins, pourrait s’avérer être riche en pétrole. Les premières découvertes auront lieu cinq ans plus tard, en 1939.
En 1978, c’est au tour de l’Argentine d’accueillir le Mondial de football. Le général Videla a pris le pouvoir deux ans plus tôt, à la suite d’un coup d’État, et a instauré un régime de terreur. Emprisonnement, tortures, assassinats, disparitions deviennent des pratiques courantes pour faire taire toute forme d’opposition. Les bébés, dont les mères ont été emprisonnées, sont arrachés à leur famille afin de leur offrir une éducation conforme aux valeurs « chrétiennes » de la junte. Tout comme le Duce, Videla n’y entend pas grand-chose en matière de football. Mais la compétition doit lui permettre de faire oublier ses nombreux crimes. Sans le jeune Maradona, non sélectionné à l’époque, l’Albiceleste l’emporte en finale 3-1 contre les Pays-Bas. Le Qatar est indépendant depuis sept ans. Après avoir renoncé à participer à la création des Émirats arabes unis, en raison de la position prédominante d’Abou Dhabi, il tente d’exister entre ses deux voisins encombrants, l’Arabie saoudite et l’Iran. L’émirat s’est développé depuis les années 1930, mais son PIB équivaut encore à peu près à celui du Liban ou du Zimbabwe. Le plus grand gisement gazier au monde, le North Field, a été découvert en 1971. Mais l’émir Khalifa ben Hamad al-Thani refuse de lancer son exploitation par peur de contrarier ses puissants voisins.
Doha se lance à la conquête du monde au milieu des années 1990, après le coup d’État du prince Hamad ben Khalifa al-Thani contre son père. Contrairement à l’Italie du Duce ou à l’Argentine de Videla, l’émirat n’existe pas (encore) sur la carte du monde. Tout est à faire, tout est à construire. Dopé par ses inépuisables réserves gazières, que le nouvel émir ne va pas hésiter à exploiter, le soft power qatari va tourner à plein régime pendant plus de deux décennies. Al-Jazeera sera son vaisseau amiral, celui qui lui permettra de s’installer dans chaque foyer arabe, de faire et défaire les débats dans la région, en défendant parfois tout et son contraire, en donnant une tribune à des personnalités islamistes extrêmement controversées tout en accueillant sur son sol la plus grande base américaine du Moyen-Orient. Le Qatar va grandir très vite, trop vite, s’attirant les foudres de ses voisins en raison de son soutien aux Frères musulmans durant les printemps arabes. L’émirat wahhabite, proche de la Turquie et des Ikhwane, connaît un moment d’hubris au début de la décennie 2010 et s’imagine en nouvelle puissance géopolitique. C’en est trop pour son grand frère saoudien, mais aussi pour son rival émirati, fers de lance de la contre-révolution, qui mettent en place un blocus contre lui en juin 2017 afin de le mettre au pas. Parmi toutes les provocations, il y en a une, peut-être encore plus que les autres, qui ne passe pas pour ses voisins : en 2010, le Qatar s’est vu attribuer l’organisation de la Coupe du monde de football, l’événement sportif le plus regardé aux quatre coins de la planète. Pendant un mois, l’émirat, qui compte moins de 3 millions d’habitants et 10 % de locaux, va être au centre de l’attention. Avec cette Coupe du monde, le Qatar semble avoir réussi son pari : plus personne ne peut l’ignorer. Même le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammad ben Salmane, se trouvait hier dans le carré VIP aux côtés de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani.
Et pourtant, ce qui devait être l’apogée du soft power qatari pourrait se retourner contre lui. Jamais l’émirat n’aura subi autant de critiques que durant les semaines qui ont précédé le début de ce Mondial, une partie du public occidental appelant même à le boycotter. Le Qatar n’est pas le premier pays peu scrupuleux en matière de droits de l’homme à vouloir s’acheter (ou se racheter) une réputation en organisant un événement sportif. Les critiques ont la mémoire courte et sélective et leurs arguments témoignent parfois d’une certaine hypocrisie qu’il est important de déconstruire. Le Qatar est-il ainsi pire que la Russie de Poutine qui rasait les villes syriennes durant le Mondial de 2018 ? Ou que la Chine de Xi Jinping, où se tenaient les Jeux d’hiver au début de l’année, accusée d’enfermer un million de Ouïgours dans des camps de « rééducation » ? L’émirat est en train de payer pour tous les autres, mais aussi pour tous ceux, dans le monde arabe, qui continuent de pratiquer une forme d’esclavage moderne.
Il n’en reste pas moins que ce Mondial est une anomalie. Tout ou presque y semble faux, à part les milliers de travailleurs migrants (le Guardian évoque le chiffre de 6 500, mais celui-ci est contesté) morts lors de la construction des stades. Il était temps qu’un pays arabe, région passionnée par le football, accueille la reine des compétitions. Mais fallait-il que cette première se fasse, à ce point, au mépris de la dignité humaine et de l’environnement ?
Et vous croyez que les pays occidentaux ne bafouent pas eux aussi les libertés publiques des autres populations moins développées ?
10 h 16, le 22 novembre 2022