C’est un véritable enjeu de civilisation qui se joue actuellement au Liban, par-delà le côté bouffon que revêt par moments la crise politique. L’histoire nous met au défi de rester fidèles à nous-mêmes et au « message » que nous sommes. Malgré l’annulation de sa visite, le Liban est resté étonnamment présent dans l’esprit du pape François. À Bahreïn, le mois dernier, il a eu des mots touchants pour notre pays « bien-aimé, si fatigué et si éprouvé », et a repris la formule désormais incontournable de Jean-Paul II. Le Liban « est une douleur pour moi », a-t-il confié aux journalistes dans l’avion qui le ramenait à Rome. « Car le Liban n’est pas seulement un pays, un pape l’a dit avant moi, “c’est un message”. »
Si Jean-Paul II a dit du Liban qu’il était un « message », c’est qu’il le pensait sincèrement. Mais quel est ce message ? Ce n’est certainement pas celui du savoir-vivre. Le vivre-ensemble au Liban, ce ne sont pas des règles de bienséance, mais la marque distinctive d’une société plurielle où les religions des uns et des autres fraternisent plutôt qu’elles ne rivalisent et se font la guerre. C’est cet équilibre rare, et pour le moment singulier dans un monde arabe qui place la charia à la source de toutes ses Constitutions, que Jean-Paul II a considéré comme étant un « message » pour l’Orient, oui, mais aussi pour un Occident aux racines chrétiennes, bien que largement déchristianisé, mis en présence d’une immigration musulmane qui le charge d’une spiritualité nouvelle (et potentiellement conflictuelle) au moment même où il se croyait libéré de toute référence à une transcendance.
Le vivre-ensemble, ce sont les premiers pas d’une sortie de la lettre de la religion vers son esprit, une sortie vers la citoyenneté et l’égalité de tous en droits et en devoirs, où le religieux est maîtrisé par le civil, filtré par la raison.
C’est cet équilibre interne, ce modèle de modération et de modernité, qui semble aujourd’hui malmené, et qu’il nous est demandé de protéger, dans l’esprit d’un pacte national noué une fois pour toutes dans les années quarante, loin d’une pratique politique égoïste et irréfléchie, loin d’une géopolitique perverse qui nous transforme en marionnettes, loin de réflexes grégaires qui poussent chaque communauté à vouloir « sa » part de gouvernance et le respect de « ses » droits.
Depuis 2019 et sa visite à Abou Dhabi, où il a signé avec l’imam d’al-Azhar, Ahmad Tayyeb, le Document sur la fraternité humaine, préfiguration de son encyclique Fratelli tutti (« Tous frères »), le pape François parcourt le monde arabe pour promouvoir ce que le théologien Hans Kung nomme « la paix des religions ». Une paix qui ne serait pas un nivellement par le bas, un plus petit dénominateur commun, mais un effort d’intériorisation et de spiritualisation de la lettre des religions, un effort pour discerner ce qui, en elles, relève de la contingence – qu’elle soit sociale, culturelle ou même morale –, et ce qui en constitue l’essence, la fraternité humaine et l’amour de Dieu, l’objectif étant d’empêcher l’instrumentalisation des religions à des fins politiques, et surtout à des fins violentes. Le terrorisme d’inspiration religieuse n’a épargné aucune époque et aucun pays.
L’enjeu est de taille et n’est jamais acquis d’avance. Il nous faut donc tout faire, mais alors vraiment tout, pour que le Liban reste, sur ce plan, la porte spirituelle de l’Orient, d’abord en raison des équilibres démographiques qui le caractérisent, ensuite parce qu’il fait partie intrinsèque de la Terre sainte foulée par le Christ, et enfin – last but not least – parce qu’il est le lieu de contact (et de collision) par excellence entre les religions et la modernité, un laboratoire et un poste avancé du « vivre-ensemble », du pluralisme et des libertés.
commentaires (8)
Je dirais plutôt un poste avancé du mourir ensemble.
Sissi zayyat
11 h 00, le 21 novembre 2022