La route de Damas, celle qui relie Beyrouth et la Syrie en s’infiltrant dans les tapis ocre orange de la Békaa, puis la cité de l’éternel soleil qu’est Baalbeck, et avant cela Chtaura, en plein cœur du caza de Zahlé, ce chemin nous semble à chaque fois comme un petit voyage. Et, au gré de ce voyage, il n’y a pas un transitaire en partance vers la Syrie ; pas un touriste en chemin vers les temples de Bacchus ou Jupiter ; pas un Libanais en route vers le festival qu’accueillent ces sites en été, ou juste un simple passant qui n’a pas, au moins une fois dans sa vie, fait escale à la laiterie Massabki.
En ce sens, cette enseigne ainsi que son bleu reconnaissable parmi mille, ont toujours agi comme un arrêt obligé, une étape évidente de ce périple, le temps d’une pause, d’une détente. Amer Karam, actuel propriétaire de l’établissement, confirme d’ailleurs qu’à son ouverture en 1961, la laiterie était considérée comme une estiraha (repos, en arabe), un lieu où les routiers et voyageurs venaient poser leur fatigue avant de reprendre la route. Avec le temps, l’adresse est surtout devenue une sorte d’incontournable du tourisme local. À la fois une capsule temporelle qui abrite une époque intouchée et un label qui constitue l’un des piliers de notre patrimoine culinaire. Et c’est sans doute cela même qui lui confère son caractère résolument culte.
Le flambeau des Massabki aux Karam
Ce sont Michel et Rose Massabki qui fondent la laiterie en 1961 à Chtaura dont ils sont originaires, juste à côté du village de Taanayel qui signifie en syriaque la grâce de Dieu. Une appellation due vraisemblablement au fait que la région dans son intégralité a toujours semblé bénie par une force occulte, avec ses fermes pléthoriques à l’ombre des peupliers, sa terre infiniment généreuse et son bétail qu’on élève dans les champs illimités. Pendant les premières six années d’opérations, c’est donc le couple Massabki qui gère l’entreprise familiale, jusqu’à ce que Michel, atteint d’un cancer, décède en 1967.
« Les Massabki étaient des amis proches à mes parents. On passait Noël ensemble, et j’ai moi-même grandi entre l’usine de la laiterie et la boutique sur la rue principale, confie Amer Karam. En 1969, Rose, qui avait dirigé l’établissement toute seule pendant les deux ans qui ont suivi la mort de son mari, propose à mon père d’en reprendre la gestion. C’était quelque chose de naturel, loin d’une simple transaction financière. Au départ, nous nous sommes occupés du business en gérance libre, jusqu’à ce qu’on acquière la compagnie en 1992. » Formé aux États-Unis, il reprend le flambeau de son père en 1980.
À ce moment charnière de sa vie, il ne se voit pas seulement devenir le capitaine d’un paquebot considérable de l’industrie agroalimentaire libanaise, mais aussi et surtout le gardien d’un trésor du terroir libanais. À cet effet, dès le début des années 80, Amer Karam met en place un plan d’expansion de la compagnie, introduisant dans un premier temps un éventail de produits fabriqués à base de lait de chèvre. « Mais pas n’importe laquelle. Il s’agit de la chèvre sauvage des montagnes environnantes, dont le lait a une saveur très particulière », souligne-t-il. Cette nouvelle gamme de produits vient alors s’ajouter à celle dérivée du lait de vache, et dont se chargeait déjà l’usine de Chtaura, juste à l’arrière de la laiterie.
Là, dans cette fourmilière rythmée par les mouvements d’une quarantaine d’employés, ce sont aujourd’hui 6 000 litres de lait qui sont traités pour la confection du laban, de la labné – le yaourt libanais – du halloum, du majdoul qui ressemble à des cheveux nattés, du akkaoui, du double crème et de bien d’autres fromages locaux. « Ici, tout est fait à la main en conservant une authenticité et un certain goût du passé. Certes, nous avons accéléré notre production car nous exportons aussi. Parmi d’autres initiatives, nous avons renouvelé nos machines danoises, mais il n’empêche que nous tenons le plus à préserver les traditions et le savoir-faire ancestral », explique Amer Karam.
Dans cette sorte de laboratoire animé par le va-et-vient incessant des employés avec leurs gants bleus, leurs bonnets et leurs tabliers blancs, une quarantaine de mains perpétuent des gestes précieux, avec une minutie parfaite. Le lait fermenté qu’on distille lentement dans des sacs en kham (jute) boursouflés qui ressemblent à des nuages, jusqu’à ce qu’il se transforme en laban. Le halloum que l’on presse puis que l’on découpe à la main, la ariché qu’on égoutte avant de l’empaqueter. Précieux ces gestes, précieuses ces mains, car tout ce qui se fait à la sueur, tout ce qui sort de cette usine et qui est distribué au quotidien dans plus de 200 points de vente, dépasse la portée d’un simple produit alimentaire. Les produits Massabki sont en ce sens un symbole, d’autant que chaque frigo au Liban recèle au moins l’une de ces choses, et chacun ou presque des repas libanais, à n’importe quelle heure de la journée, se déroulent invariablement avec une intrusion de laban, de labné, de halloum grillé ou d’un autre fromage libanais. La labné, n’est-ce pas d’ailleurs l’une de nos ultimes madeleines, l’une des premières saveurs qui nous collent au palais et ne nous quittent plus jamais? « Je crois qu’on participe d’une certaine manière à la construction de la mémoire gustative libanaise », suppose Amer Karam, et à raison.
Éternel Élias
C’est d’ailleurs pour ce même motif qu’il lance en 1982, au sein de la maison mère Massabki, le label Karam, « une gamme de mouné à travers laquelle j’ai voulu ramener les produits de nos grands-mères sur les rayons de supermarché », sourit le propriétaire des lieux. La labné de chèvre en boulettes, trempées dans de l’huile d’olive, le makdouss de concombre ou de me2té, le kechek et la confiture de figues sont entre autres confectionnés dans une deuxième usine située à Kherbet Qanafar, à une dizaine de kilomètres de Chtaura. Sauf que le terme usine n’est peut-être pas le plus adéquat, tant le décor dans lequel ces produits de mouné sont réalisés ressemble à celui de ces cuisines de montagne d’un autre temps, oubliées. Entre marmites en cuivre, jattes en argile, torchons à motifs de fleurs et gestes lents, presque artisanaux, « ce sont des traditions appliquées au présent. Nous avons été certifiés ISO il y a près de 10 ans, et nous n’employons aucun additif », nuance Amer Karam que l’on a par ailleurs maintes fois tenté de restaurer la boutique et qui continue d’y résister. « C’est important de lui conserver son cachet, c’est toute une histoire », insiste-t-il, presque ému.
Cette histoire-là, celle de Massabki, que l’on recompose comme un puzzle, que l’on lit en parcourant les images délavées qui s’éparpillent sur les murs de la laiterie, c’est d’ailleurs un peu celle du Liban. « Du fait de notre situation géographique, nous avons eu des moments difficiles. Mais on est resté et on restera. Cet endroit, c’est toute ma vie », promet-il aujourd’hui, en dépit des conséquences de la crise financière et économique dont son entreprise a subi l’un des premiers dommages collatéraux. Et d’expliquer, à ce sujet : « Entre l’approvisionnement en mazout qui reste jusqu’à ce jour une bataille, et en même temps la nécessité de conserver notre production au froid, toute notre chaîne de production est perturbée. À cela vient s’ajouter le fait que toutes nos matières premières sont achetées en dollars, alors que nos ventes se font en livres libanaises. »
Dans l’histoire de Massabki, il y a donc cette laiterie-échoppe qui a tenu bon au cœur des conflits qui ont tramé l’histoire du Liban, et d’autant plus celle de cette région poudrière. Il y a ce décor dont on se demande aussi comment il a survécu au passage de tant et tant de tempêtes : avec ses colonnes ocre à l’ombre desquelles on s’installe sur des tables en formica, entre des rosiers en pagaille ; son carrelage en mosaïque vert pastel et blanc jauni; son frigo antédiluvien où s’empilent les produits laitiers frais ; son étalage de bouteilles d’alcool, et sa caisse en bois élimé à l’arrière duquel Atef Hajjar trône de tout éternité et, avec une minutie intacte, inscrit tout à la main. « C’est un pilier de la compagnie », confie Amer Karam à son propos. Et puis, derrière le frigo-comptoir, il y a Élias Khazzaka, présent depuis 50 ans. « Chaque jour, il arrive le premier, à 5 heures, avant l’heure d’ouverture, et il est le dernier à partir, invariablement. »
Élias Khazzaka est sans conteste le personnage principal de l’histoire de la laiterie Massabki. Ses moustaches retroussées qui ont fait sa notoriété, sa chemise à carreaux toujours sous un tablier blanc, sa manière de faire sentir à qui passe qu’il est chez lui, comme à la maison. Et puis, bien évidemment, ses mains qui restent à elles seules, 50 ans plus tard, l’ingrédient magique du meilleur sandwich de labné. Ses mains qui d’abord déploient le pain markouk, puis à l’aide d’une spatule en bois, y répandent la labné avant d’y rajouter, à l’envi, rondelles de tomate, feuilles de menthe, olives noires, concombres et huile d’olive. Cela semble banal, a priori. Mais cette chorégraphie produit à chaque fois une 3arouss imbattable et inimitable (déclinée avec du halloum, de la ariché et du miel). « Nos clients nous disent systématiquement qu’ils ont beau acheter notre labné, beau imiter les gestes d’Élias, ce n’est pas la même chose que chez nous », conclut Amer Karam.
Et c’est sans doute aussi parce que la laiterie Massabki conserve la recette de quelque chose d’à la fois aussi simple et aussi précieux qu’un sandwich de labné, que cet établissement restera l’un des plus cultes de notre paysage gustatif local…
On en mangerait volontiers . A inscrire au patrimoine mondial !
13 h 56, le 07 février 2023