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Culture - Roman

« Le Liban est un non-lieu, mais délicieux »

En librairie depuis le 26 août, le nouvel opus de Sélim Nassib intitulé « Le tumulte » (éditions de l’Olivier) a déjà été sélectionné pour différents prix littéraires. La puissance narrative du texte séduit dès les premières pages, qui se situent dans une rue cosmopolite de Beyrouth dans les années 50, pour se terminer en 1982, au lendemain des massacres de Sabra et Chatila.

« Le Liban est un non-lieu, mais délicieux »

Ce qui habite chaque ligne du nouvel opus de Sélim Nassib, c’est la force d’un attachement viscéral du narrateur Youssef à une ville tumultueuse, qui alterne âges d’or et catastrophes, à l’image du destin du personnage, comme s’il avait absorbé la complexité des lieux, à moins que ce ne soit le contraire. Le tumulte (éditions de l’Olivier) est une déclaration d’amour adressée à Beyrouth, dont Youssef épouse les méandres urbains, communautaires, sociaux et leurs contradictions.

« Papa est né à Bagdad, sa famille vit à Londres ; maman est née à Alep, elle ne rêve que de Paris (…) C’est comme si le vrai monde était ailleurs et que j’étais condamné à vivre ici, c’est-à-dire nulle part, ou alors seulement dans ma tête (…) Nonchalance, insouciance, langueur marine, tout concourt à la douceur. Le Liban est un non-lieu, mais délicieux. » La première partie du roman, intitulée L’âge d’homme, propose le regard du jeune Youssef sur sa rue, à la fois familière et mystérieuse. « Nous sommes entre nous, parents, famille, voisins, dans ce boyau où les mères fusionnent pour n’en faire qu’une, où les hommes ne sont pas vraiment des hommes. » Et puis il y a l’autre rue, celle de l’inconnu. « La rue, voilà l’ennemi qui enseigne toutes les mauvaises choses, comment on se bat et comment on baise, comment, petit garçon, on se fait détourner par des mains qui caressent vos jambes nues. La rue mélange le pur et l’impur, elle baise dans les cages d’escalier, elle résonne d’injures et de grossièretés, la rue est arabe. » Ce qui passionne Youssef, élevé dans une famille juive, c’est de déchiffrer les signes tangibles de cette altérité qui est partout. Il est fasciné par les accents, les habitudes qui permettent de repérer les différentes appartenances communautaires, qu’il tente d’intégrer dans des circonstances souvent rocambolesques. Ces jeux de transfuge lui offrent un poste d’observation sémiologique à la fois juste et cocasse, nourrissent sa passion pour une ville insaisissable, où se déploient ses interrogations identitaires, existentielles et sexuelles, et une forte conscience politique.

La deuxième partie, Avant la guerre, concerne l’engagement du jeune adulte dans la mouvance libertaire de mai 68. Profondément engagé dans les idéaux universalistes de l’extrême gauche et la défense des Palestiniens, Youssef participe à différentes manifestations avec ses amis qui appellent à proposer un modèle social libéré des carcans confessionnels. Le récit propose une chronique intéressante du Beyrouth soixante-huitard, qui prend tour à tour une dimension profonde, « farcesque », puis sordide avec l’épisode de la prison.

« Né à Beyrouth, mort à Beyrouth… »

La dernière partie, La fureur, 1982, est un véritable morceau de bravoure qui se lit comme on regarde un film d’action tellement le récit est addictif. Au-delà du contenu, on y retrouve la fièvre d’une année au cours de laquelle le pays a basculé, et toute la fébrilité d’un peuple et d’une ville qui résistent pour ne pas sombrer. En filigrane, dans l’enchaînement de ces événements tous plus absurdes et cruels, se dessine la beauté d’une capitale défigurée, mais incroyablement vivante, qui demeure le fil conducteur des errances du narrateur.

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Après son emprisonnement, Youssef s’est installé à Paris et il est devenu journaliste. L’ellipse narrative est interrompue au moment où il revient à Beyrouth pour couvrir l’invasion israélienne. On retrouve les conditions de voyage de l’époque par voie de mer, avec une arrivée signifiante dans la capitale libanaise. « L’éclairage marque la frontière entre les deux sœurs ennemies: Beyrouth-Est, chrétienne, contrôlée par les Forces libanaises alliées des Israéliens ; Beyrouth-Ouest, le trou noir, à majorité musulmane, dominée par les Palestiniens et leurs alliés libanais. Vers cette dernière, convergent toutes les puissances de feu, toutes les foudres de l’enfer... ainsi que notre cargo. » C’est un ancien ami, Rocco, qui vient chercher Youssef, armé comme il se doit et enclin à la plaisanterie. « Et soudain, les Israéliens traversent la frontière pour prendre au piège ces mêmes Palestiniens qu’ils ont chassés de chez eux il y a trente-quatre ans. Ils disent parler au nom des juifs, et toi, juif, tu ne le supportes pas. Au point que tu prends l’avion puis le bateau pour rejoindre ce merdier où tu n’as pas la moindre idée de ce que tu pourrais faire… »

Au cours de ces trois mois d’enfermement, d’écriture, de retrouvailles et de rencontres, les émotions se côtoient et les voix s’entremêlent. Celle du transistor. « Après deux mois de quasi-immobilisme, (…) les forces israéliennes sont passées à l’attaque à Beyrouth-Ouest. L’offensive se déroule le long de trois axes, le port, le musée, la galerie Semaan, accompagnée d’un feu d’artillerie sans précédent qui écrase sous les bombes le centre de la ville. » Il y a aussi la voix d’une femme qui supplie les soldats du barrage de la laisser retourner chez elle, « à l’Ouest, la guerre nous a attachés les uns aux autres ».

Lors d’un des dernier bombardements, le narrateur prend peur. « Je me vois de plus en plus pâle, alors que les minutes passent, prisonnier de cet appartement, cet immeuble de merde, cette ville qui explose au ralenti, né à Beyrouth, mort à Beyrouth, incapable d’arrêter l’hémorragie. » Et il se met à écrire. « Je raconte la rue déserte, la chaussée éventrée, les débris qui jonchent le sol, l’enseigne « Simon, salon de coiffure » de la boutique en face, la couleur de la lumière, l’angoisse sur la ville. »

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À cette période où les communications étaient coupées, beaucoup de Libanais de France se souviennent de leur attente des textes de Sélim Nassib qui leur donnaient des nouvelles de la guerre. Au moment du cessez-le-feu, Youssef repart en France sur le bateau de Yasser Arafat. Le récit de la rencontre est théâtral : de retour à Paris, le narrateur apprend le désastre de la suite des événements dans les camps palestiniens.

« Beyrouth te suivra jusqu’à ton dernier souffle, où que tu sois, c’est elle qui te fermera les paupières une dernière fois », l’avait pourtant prévenu un de ses amis.


Mise à jour : cette dernière phrase, « Beyrouth te suivra jusqu’à ton dernier souffle, où que tu sois, c’est elle qui te fermera les paupières une dernière fois », a en fait été écrite en octobre 2010 dans nos colonnes par Georges Boustany. Pour comprendre cette affaire, cliquez ici


Ce qui habite chaque ligne du nouvel opus de Sélim Nassib, c’est la force d’un attachement viscéral du narrateur Youssef à une ville tumultueuse, qui alterne âges d’or et catastrophes, à l’image du destin du personnage, comme s’il avait absorbé la complexité des lieux, à moins que ce ne soit le contraire. Le tumulte (éditions de l’Olivier) est une déclaration d’amour...

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