Vous avez fait le choix d’un triptyque pour structurer votre roman. La ville de Beyrouth est-elle la passerelle entre ces trois étapes ?
Beyrouth est centrale, mais il ne s’agit pas d’un roman nostalgique qui exprime le mal du pays et souhaite exposer des souvenirs. L’ambition est d’être à la hauteur de l’histoire du Liban et de son explosion. Je ne désirais pas davantage écrire un livre politique déroulant une histoire à moitié inventée, à moitié réelle ; en creux, en suivant le fil d’une histoire intime, je voulais faire sentir comme en écho la grande histoire. Je me suis inspiré de personnages réels, j’en ai parfois mélangé plusieurs pour en inventer un seul et j’ai opéré des contractions temporelles pour servir l’économie du récit. Le tumulte ne fait pas référence qu’à mon histoire, j’ai l’impression que tous les Libanais que je connais ont en eux un aspect tumultueux, un peu en miroir de l’histoire réellement tumultueuse de leur pays ; ils ne sont pas en paix.
Dans la première partie, la rue n’est-elle pas déterminante dans le parcours initiatique du jeune garçon ?
Les parents de Youssef sont imaginaires, mais la rue et, surtout, l’autre rue, celle que l’on ne voit pas, sont bien réelles pour moi. Je vivais dans un coin proche du centre-ville où il ne se passait rien, avec des épiciers chrétiens, musulmans, des voisins grecs… Les rapports étaient harmonieux, c’est-à-dire polis, sans que l’on sache vraiment la part de sincérité dans cette convivialité apparente. Et ce mélange fait qu’un enfant ne sait pas d’où vient cette oppression qu’il ressent, alors que tout est souriant. C’est a posteriori que je l’ai identifiée.
Cette sensation n’est pas liée à la judéité du narrateur, cela aurait été pareil pour un enfant issu d’une autre minorité (arménienne, syriaque…) et même de l’une ou l’autre des communautés principales. Il y a chez tout le monde cette relativité du sentiment. Quand on est en France, on est frappé par la dimension univoque du sens, tout le monde parle la même langue (du moins en principe), le message collectif est très fort. À Beyrouth, il y a dans l’air plusieurs langues, plusieurs accents, plusieurs points de vue à la fois, y compris en soi, c’est ce qui provoque cette élasticité mentale caractéristique du Liban et des Libanais.
Au fil du roman, comment Youssef parvient-il à trouver sa place à Beyrouth ?
Il y a une règle très forte d’appartenance communautaire au Liban, et celle-ci ne lui convient pas. La grande libération pour Youssef est de découvrir, en mai 68, qu’il est possible de se choisir une autre appartenance fondée sur des idées et un engagement multiconfessionnels. Cette volonté d’appartenir à un groupe où il se sent à la fois fier et accepté est beaucoup plus forte que la motivation proprement politique qu’il peut avoir. Il y a d’abord l’envie de rencontrer des filles et d’avoir une intrigue dans sa vie ; mais tout de suite après, à cause d’un enchaînement de circonstances, il connaît l’expérience de la prison. Là, il découvre que quelque chose de terrible est en train de fermenter, quelque chose qui va finir par exploser dans la guerre. Ce groupe de pieds-nickelés qui croyait changer le monde a mis le doigt, sans en avoir vraiment conscience, sur un enjeu réel : soit on met en place une société multiconfessionnelle, soit ça explose. Leur engagement a quelque chose d’une blague, mais cette blague, l’histoire la prend soudain au sérieux, et l’explosion survient.
Pour Youssef, dont les parents viennent d’Irak et de Syrie, le fantasme aurait pu être Israël, mais il n’est pas sioniste, c’est la France qui symbolise pour lui l’accomplissement. Là-bas, on ne vous demande pas votre religion à tous les coins de rue, ni de qui vous êtes le fils, il n’y a pas cette oppression quotidienne. Mais « le-Liban-dans-votre-tête » vous retient comme un clou dans votre manteau, il vous empêche d’avancer et d’être tout à fait présent à votre présent.
L’engagement de ces jeunes juifs pour la cause palestinienne que vous évoquez est-il réel dans votre expérience ?
Absolument. J’ai été l’un de ces militants juifs de 68 qui rejetaient l’idée d’une loyauté vis-à-vis d’Israël et se montraient solidaires des Palestiniens. La vision politique était assez claire, c’était plus compliqué au niveau humain. Certains pouvaient avoir de la famille en Israël, même s’ils ne l’avaient jamais vue. Cette ambiguïté plus ou moins avouée du sentiment me paraît plus proche de la réalité que les grandes déclarations. Dans le roman, le narrateur qui revient dans sa ville de Beyrouth encerclée prend à l’évidence une position anti-israélienne. Mais cinquante pages plus loin, il est
anti-Hezbollah. Rien n’est univoque. En cela, le roman essaye d’être un miroir de la complexité du Liban et des différentes subjectivités qui s’y affrontent. Quand le narrateur se retrouve avec Mahmoud Darwiche déclamant l’un de ses poèmes dans le cargo qui vogue vers Beyrouth en guerre, on a l’impression d’être dans une épopée. Mais tout de suite après, on entend le poète exprimer son ras-le-bol d’être toujours obligé d’ânonner le même poème : Inscris, je suis arabe. On glisse ainsi tout le temps du grave au trivial, du sérieux au drôle… Ça aussi, c’est un tumulte !
« La fureur » est-elle la partie qui a été la plus agréable à écrire ?
J’ai pris du plaisir à rédiger les trois parties. J’ai repris de petits textes antérieurs, des articles écrits quand j’étais journaliste, tout cela composait une masse dans laquelle j’ai sculpté pour mettre à jour une certaine structure de récit dans laquelle des personnages et des situations inventés pouvaient s’intégrer. Ainsi, à un tournant de la guerre, notre héros change de maison et se retrouve au huitième étage d’un appartement inconnu. Au milieu de la nuit, une toute jeune fille tombe du plafond de sa salle de bains. Enfermée par son père dans l’appartement d’à côté, elle a utilisé le conduit d’aération pour se libérer. J’ai réellement vécu cette histoire. À ce moment du roman, on s’intéresse soudain plus au destin de cette fille qu’à la guerre. Et tout se mélange, l’actualité militaire, la situation politique, les pénuries du quotidien, cette fille qui cherche la liberté et finit par se suicider… Il y a toujours des intrusions d’un niveau dans l’autre, et ça ressemble à la vie.
Quand la guerre de 1982 touche à sa fin, le héros réalise que tout le monde l’a perdue. Les Palestiniens car ils partent vers un nouvel exil ; les Israéliens parce que leur candidat à la présidence est assassiné et qu’ils sont moralement ruinés par le massacre de Sabra et Chatila ; les Libanais car ils vont continuer à s’entre-tuer ; ceux qui voulaient changer les choses parce qu’ils ne sont arrivés à rien. L’islamisme progresse, l’échec est général. Et cela préfigure ce qui va se passer ensuite : les chefs de milice prennent le pouvoir, troquent leurs uniformes contre des vêtements civils et continuent de vivre sur la bête jusqu’à aujourd’hui, eux, leurs fils, leurs gendres ou leurs cousins... J’ai essayé d’être à la hauteur de l’histoire telle qu’elle s’est réellement passée et créer des personnages incarnant la subjectivité de chacun des groupes sans pour autant faire un roman historique.
Avez-vous souhaité traduire dans ce roman un des aspects de la guerre, sa dimension galvanisante ?
Toute personne qui a vécu la guerre a ressenti cette dimension galvanisante, sauf les gens terrorisés. Le jour où la guerre de 1982 s’est terminée avec le départ des Palestiniens, les gens qui étaient restés à Beyrouth-Ouest pendant le conflit ont été enragés de voir revenir, propres sur eux, ceux qui avaient quitté leurs appartements pour aller se réfugier ailleurs. Mon article dans Libération s’intitulait ce jour-là « Ah, que la guerre était jolie ! ».
À cette époque, comme aujourd’hui à cause de la crise, énormément de gens sont partis. On a toujours l’impression que c’est la fin, que le Liban se meurt, mais c’est un pays très ancien. Les gens partent et reviennent. Si ce n’est pas eux, ce sont leurs enfants. Il y a quelque chose d’absolument mystérieux dans l’attraction qu’exercent ces deux montagnes parallèles, le Mont-Liban et l’Anti-
Liban, dont le nom exprime curieusement le conflit de ce pays avec lui-même. Il y aura des hauts, des bas, des voyous et des saints, des gens qui meurent et d’autres qui viennent à leur place. Même la période loufoque de mai 68, que je croyais perdue, a ressurgi 50 ans plus tard avec la thaoura. Et la créativité de la société civile, les films, les livres, la musique, les journaux, l’architecture sont toujours là. L’histoire ne se déroule pas uniquement en surface, mais de manière souterraine, comme une plante qui voyage sous nos pieds et émerge soudain quand on ne s’y attend plus.
« Toi, juif errant, suis ton chemin » est une des dernières phrases du votre roman. La formule vous semble-t-elle adaptée à votre personnage ?
Dans une certaine mesure, oui, car il s’en va, mais il a toujours un fil à la patte qui le ramène au Liban, et je crois que beaucoup de juifs libanais sont dans ce cas. Il y a une vingtaine d’années, l’un deux a fondé un forum des anciens, et le nombre de participants a été incroyable, des gens de tous les âges, même des jeunes qui n’étaient jamais allés au Liban. Je ne sais pas si beaucoup de pays peuvent susciter cela. Tous les Libanais ressentent d’ailleurs cette même attraction. Il y a comme un aimant immatériel qui s’appelle le Liban et fait que les gens ne peuvent pas s’en détacher. J’ai découvert que la communauté juive du Liban, historiquement, était antisioniste. Elle n’était pas spécialement de gauche, mais le sionisme venait déranger sa vie. Après tout, ces juifs libanais vivaient dans un pays où ils étaient considérés le plus officiellement du monde comme l’une des dix-huit communautés, ils avaient une représentation au Parlement et les mêmes droits que les autres, du moins officiellement. Et voilà que les sionistes débarquent d’Europe et jettent un doute sur leur loyauté : ça ne les arrangeait pas du tout. Guerre après guerre, ils ont émigré, chaque fois un peu plus, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus ou quelques-uns seulement. Pour ma part, Beyrouth m’a retenu depuis que j’en suis parti, j’avais toute cette histoire sur le dos. Par ce roman, j’ai enfin réussi à la poser.
« Le tumulte » est en librairie à Beyrouth, au prix spécial de 11 euros.
"... cet aimant immatériel qu’on appelle Liban ..." - Liran, habibi. Liran. C'est fini Liban...
17 h 33, le 12 septembre 2022