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Le Livre de la jungle, tome II*

Nulle part ailleurs ne pouvait se produire un fait divers aussi singulier, aussi terriblement révélateur aussi de l’océan d’absurde, de l’atmosphère de chaos dans laquelle baigne notre pays. Il s’agit là une fois de plus de ce hold-up de banque dont Beyrouth était le théâtre la semaine dernière, et sur lequel il paraît nécessaire de revenir.


Fort heureusement vierge d’hémoglobine, abondamment assaisonnée néanmoins à l’amère sauce libanaise, était cette équipée que n’aurait pu imaginer même le plus délirant des scénaristes. Rien pourtant de vraiment inédit, au départ, dans la folle entreprise de cet homme armé d’un fusil à pompe et de bidons d’essence qui prenait employés et clients de la banque en otages. Première touche de couleur locale, à titre de rappel : Bassam Cheikh Hussein n’en voulait qu’à son propre argent illégalement confisqué par la banque, abus qui frappe d’ailleurs le commun des mortels dans notre pays; de fait, il obtenait partiellement satisfaction, ce qui le décidait à se livrer. Plus fort encore, il était libéré sous simple et banale caution d’élection, au prix (franchement donné, sacrifié !) de quelques nuits passées au poste et d’une courte grève de la faim. Le très indulgent tribunal a bien vite oublié que le forcené avait mis en grave péril la vie de dizaines d’innocentes personnes et que son aventure avait nécessité la mobilisation, des heures durant, de toute la maréchaussée.


Mais on n’avait encore rien vu, la vedette de cette invraisemblable saga ayant décidément de la suite dans les idées. Fort de la notable faveur qu’il a récoltée auprès d’une population en proie à toutes les frustrations, Bassam vient ainsi d’avertir, dans une très régulière conférence de presse, qu’il se livrera à un remake si le reliquat de son dépôt ne lui est pas intégralement restitué, si sa négociation avec ses banquiers ou son recours en justice s’avèrent inopérants. On ne saurait être plus explicite en matière d’intention criminelle, surtout quand elle est déclinée et même proclamée avec une telle solennité ; et pourtant, nulle autorité judiciaire ou policière n’a cru bon d’en exiger des comptes à l’auteur.


Or c’est dans cet assourdissant silence des institutions – mais aussi dans les naïves, les primaires sympathies populaires qu’a pu susciter le braqueur – que réside le plus pernicieux des dangers menaçant le Liban et son peuple. Car cet État en ruine, chaque jour un peu plus dégarni de la plupart de ses attributs, ne pourra jamais se relever s’il renonce à l’idéal d’un État de droit : si est instaurée, répandue, alimentée et surtout tolérée la loi de la jungle. Tout le monde n’est pas Bassam Cheikh Hussein, dont les stupéfiantes audaces, de même que la choquante impunité, ne sauraient s’expliquer que par les puissantes protections miliciennes qui lui sont octroyées. C’est dire que le premier à pâtir du chaos serait forcément le citoyen ordinaire laissé à l’abandon par ceux-là mêmes censés le servir.


Oui, le spectre d’un tel Far West, sans shérif, sans juges, est pour le moins aussi grave et épouvantable que la panne du pouvoir politique, qu’illustre le bras de fer engagé entre le président de la République et le chef du gouvernement d’expédition des affaires courantes. Il est bien plus grave, et de loin, que les ridicules conflits de prérogatives entre ministres, à propos d’un fort hypothétique rapatriement du million et demi de réfugiés syriens installés sur notre territoire et dont Damas ne veut pas. Plus grave même que ce projet de dollar douanier, grâce auquel un État scélérat espère renflouer quelque peu ses caisses, et qui va encore pénaliser le peuple en mettant hors de prix jusqu’à la fruste boîte de sardines.


Tragiquement vulnérable déjà aux pressions politiques est hélas la justice libanaise ; en témoignent amplement les artifices de procédure auxquels se prêtent certains magistrats et qui ont pour effet de bloquer l’enquête sur l’hécatombe du port de Beyrouth. Touche supplémentaire de couleur locale, voilà maintenant que le gros de la magistrature observe la grève. On les comprend un peu, les juges, qui en raison de la dépréciation de la monnaie perçoivent des traitements de misère, qui ne sont même pas pourvus en papier et dont le lieu de travail est livré, faute d’entretien, aux rats et aux cancrelats.


Mais de grâce, par quel étrange paradoxe pourrait-on exiger justice pour soi tout en se portant absent auprès de la justice ?


*Qui braque qui ? éditorial du samedi 13 août 2022.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Nulle part ailleurs ne pouvait se produire un fait divers aussi singulier, aussi terriblement révélateur aussi de l’océan d’absurde, de l’atmosphère de chaos dans laquelle baigne notre pays. Il s’agit là une fois de plus de ce hold-up de banque dont Beyrouth était le théâtre la semaine dernière, et sur lequel il paraît nécessaire de revenir.Fort heureusement vierge...