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Qui braque qui ?

À défaut de s’enrichir (terme des plus inadéquats en ces temps de misère !), la fameuse spécificité libanaise dont nous tirons tant de fierté n’arrête décidément pas de se ménager de nouveaux champs d’exclusivité.


Voilà en effet que nous sommes le seul pays au monde où l’on braque des banques avec prise d’otages à la clé, mais sans avoir jamais projeté d’emporter toute la caisse. On le fait tout juste pour récupérer, en beaux billets verts craquant neufs, ses avoirs traîtreusement confisqués par l’honorable établissement. Un précédent s’était déjà produit en début d’année dans la Békaa ; et tout comme l’initiateur du genre, l’auteur du coup de main de jeudi, en plein centre de Beyrouth, est arrivé, en partie du moins, à ses fins : résigné à transiger avant de se livrer à la police, il a tout de même obtenu de quoi ravitailler substantiellement sa famille en argent frais.


Ainsi peut-on craindre de voir, une fois de plus, un adepte du self-service, consommé à main armée, s’en tirer avec quelques jours ou semaines d’interrogatoires et de réclusion avant d’être discrètement relâché dans la nature. Et on oubliera bien vite qu’avec son fusil à pompe et ses jerrycans d’essence prêts à flamber, le forcené a mis en grand péril la vie de nombreux employés et clients présents sur les lieux.


C’est dire que le braqueur de jeudi n’est en aucun cas une sorte de Robin des Bois dévalisant les riches pour donner aux pauvres. Il a néanmoins été acclamé en héros, aux portes de la banque, par la foule de déposants frustrés eux aussi de leurs épargnes. Mieux encore, des routes étaient coupées hier dans la banlieue d’Ouzaï par des manifestants réclamant sa libération immédiate. Mais en toute franchise, combien de centaines de milliers d’honnêtes citoyens, pourtant respectueux de la loi, se sont-ils retenus d’applaudir ouvertement à une équipée qui venait concrétiser leurs fantasmes les plus débridés ?


Bien davantage que l’incident en soi, c’est d’ailleurs ce vague mais puissant élan populaire de compréhension (sinon de sympathie !) envers les braqueurs qui devrait nous interpeller. Comme si le Liban ne croulait pas déjà sous une avalanche de crises, c’est d’une grave dérive sociétale qu’est révélatrice l’impérieuse sonnette d’alarme. Mais en dépit de sa vindicative colère, ce n’est certes pas sur le peuple que retombe la responsabilité de cet inquiétant phénomène, symptomatique de chaos. Pas ce peuple-là, lui-même victime d’une gigantesque arnaque, du hold-up du siècle, d’une pyramide de Ponzi mise en place par des dirigeants indignes et des banquiers indélicats. Non, mille fois non, pas ce peuple déjà dessaisi de sa sécurité alimentaire et sanitaire par un État failli et que la loi de la jungle, du chacun pour soi, viendrait priver une bonne fois de sécurité tout court.


Que l’État lui-même soit retenu en otage, que la décision de guerre ou de paix lui échappe au profit du Hezbollah, ne lui vaut guère de circonstances atténuantes, bien au contraire. S’adressant à Israël, Hassan Nasrallah se promettait il y a quelques jours de trancher toute main qui serait portée sur les ressources, notamment gazières et pétrolières, du Liban. Il reste qu’on ne peut rien contre les associations d’idées, ni contre les vengeresses pulsions de l’opinion publique. Dès lors, et sans paraître occulter les malveillantes visées de l’ennemi, nombre d’entre nous auront aussitôt songé à toutes les mains sales, bien libanaises celles-là, qui se sont acharnées à piller les richesses du pays. Qui, fortes de leur actuelle impunité, trouvent maintenant dans les gisements d’hydrocarbures sous-marins un inédit, un virginal territoire de racket.


Cela fait évidemment beaucoup de mains à couper. Ce sera l’affaire de la justice – et de nul autre – pourvu seulement que le Ciel lui redonne vie.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

À défaut de s’enrichir (terme des plus inadéquats en ces temps de misère !), la fameuse spécificité libanaise dont nous tirons tant de fierté n’arrête décidément pas de se ménager de nouveaux champs d’exclusivité. Voilà en effet que nous sommes le seul pays au monde où l’on braque des banques avec prise d’otages à la clé, mais sans avoir jamais projeté d’emporter...