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Nos Lecteurs ont la Parole

Ce 4 août 2020

Nous sortons du supermarché, ma sœur et moi, satisfaites d’avoir rempli le coffre de la voiture pour les deux semaines de confinement à venir. Je conduis. Je roule tranquillement, sans savoir que quelques secondes seulement nous séparent de l’enfer. La voiture est secouée dans tous les sens. Je me demande ce qui se passe. Les passants autour de nous semblent aussi sonnés que nous. Ils regardent autour d’eux en essayant de se maintenir en équilibre. Puis arrive le son. Un son que je n’avais jamais expérimenté auparavant qui semble plutôt sortir de mon estomac à travers mes oreilles. Un coup d’œil au rétroviseur et je comprends. La fumée est très proche de nous, nous venons d’échapper à une terrible explosion. Par expérience, je passe les coups de fil indispensables pour rassurer mes proches avant que le réseau soit assailli par les appels. Ma sœur appelle ses enfants. Personne ne répond. Elle s’inquiète. Je trouve que son angoisse est injustifiée puisque l’explosion a eu lieu tout juste près de nous, ici à Hazmié, alors que ses enfants sont à Achrafié. Mais son cœur de mère lui lance des appels, elle a un mauvais pressentiment. Le ton monte. Elle n’arrive pas à joindre Jad et Yara restés seuls à la maison, rue Sursock. Karen appelle alors le concierge. C’est une voix méconnaissable, altérée par la peur, qui lui annonce que Jad a besoin d’une ambulance.

Cette phrase lâchée par ma sœur avec frayeur s’est logée en moi comme un éclat d’obus. Mon sang brûlait tout sur son passage. Brûlait ou glaçait ? Pas le temps de réfléchir. Le pied tremblant sur l’accélérateur, je fonçais vers Achrafié. Mais la voiture n’avançait pas à la vitesse voulue. Peut-être que mon corps, d’un commun accord avec la voiture, refusait de voir la réalité atroce qui nous attendait à Achrafié. Je me rends compte que je frétille comme un poisson hors de l’eau. Personne n’a dit que je pourrais, une fois de plus, vivre une scène d’horreur...

Karen est complètement déphasée. Elle hurle comme une sirène de police. Je dois la calmer pour pouvoir demander de l’aide par message vocal et maîtriser ce pied qui envoie des commandes entrecoupées. La calmer... disons plutôt la faire taire. Elle lévite encore, je crie à mon tour sur un ton injonctif. Elle se tait. On fonce.

Achrafié. Indescriptible. Décoiffée. Dépareillée. Poignante. Exsangue. Suffocante. Dans un nuage de poussière jaunâtre émergent des silhouettes de nulle part, le pas lent, traînant derrière elles le souvenir déjà flou d’un bonheur irrécupérable. Leur regard n’en est pas un. Elles fixent toutes un horizon qui n’existe pas. Et le plus dur, c’est le silence. C’est la lourdeur de la douleur. Aucun cri. Rien. Comme si l’explosion avait happé et insonorisé leurs plaintes. Seul le sang étale sa couleur criarde sans aucune décence, sans aucun respect des limites, de l’âge ou de la sensibilité. Et toutes ces images s’imprègnent en moi sans aucune autorisation. J’essaie de regarder ailleurs mais d’un ailleurs il n’y en a pas. Toute tentative de fuite me ramène à une réalité sanglante. Toutes les directions, tous les angles sont pris d’assaut par les mains meurtrières de l’explosion. On n’avance plus, la route est presque bloquée par le fer et le verre mâchouillés par le souffle destructeur. Karen s’impatiente. Elle s’élance hors de la voiture, laissant derrière elle tout espoir de retrouver son fils vivant. Je la vois gesticuler et courir et je vois surtout ses cris buter contre ce tas de ferraille sourd à ses supplications.

Je suis terrorisée. Saturée par ces images apocalyptiques. Je refuse de voir ce qui se donne à voir. Mais mon inconscient, lui, a tout vu, tout enregistré. Il a vu cette femme, assise sur le trottoir, attendre les secours qui n’arriveront probablement pas. Il a vu ce bébé aux bras du père ensanglanté qui essaie de vaincre la pesanteur sans toutefois y parvenir. Il a vu ces loques humaines tenter de se mouvoir vers un lieu inaccessible. Je suis sur le point de m’évanouir. Mais je me ressaisis. Je dois retrouver ma sœur et mon neveu. Les pneus de ma voiture s’aventurent sur les débris de verre. J’espère qu’ils tiendront jusqu’à notre arrivée à l’hôpital.

Karen se jette sur la première mobylette qu’elle rencontre. Elle s’y accroche comme à un canot de sauvetage au milieu de l’océan. Elle demande au conducteur de la conduire chez elle pour retrouver son fils. On l’a déjà emmené à l’hôpital.

La batterie de son téléphone portable est à plat. Ma sœur est injoignable. Par miracle je l’aperçois sur la mobylette, direction HDF. Elle me fait signe de la suivre. Je fais demi-tour au milieu des gravats.

Je me gare assez loin de l’hôpital par mesure de précaution. Je sais qu’il n’y aura pas de place libre à côté des urgences. En tout cas, il est presque impossible d’avancer, la voie est embouteillée. Je survole le kilomètre qui me sépare des urgences. Je suis mon cœur qui est déjà loin devant. Le flux de blessés est incessant, ininterrompu, comme un exode vers la terre promise.

HDF. Boucherie. Je m’engouffre dans les urgences, là où, quelques minutes auparavant, s’était engouffrée la poussière avec son haleine fétide. Elle avait laissé son empreinte partout et je glissais sur ce mélange pâteux de poudre et de sang qui recouvrait le sol.

J’ai un haut-le-cœur et une envie irrésistible de revenir sur mes pas, de m’enfuir et de ne plus jamais revenir. L’odeur du sang et de la souffrance est insoutenable. Je chancelle. Mais, une fois de plus, je me ressaisis. J’essaie de retrouver des visages familiers dans cet amas de chair informe que je devine dans l’obscurité. Je dois enjamber des corps pour la plupart inertes pour me frayer un chemin.

Je vois enfin Jad ! Il a tous ses membres. Je respire, ou presque. Il est torse nu. Son short rose était blanc quand il l’avait enfilé ce matin. Il est assis à côté d’un homme plus âgé que lui, appuyé sur son épaule. À ses pieds, une femme, assise à même le sol, semble dans un rêve éveillé. Elle ne cille pas, elle a un sourire béat. Elle est figée dans le temps. Le corps médical est abasourdi, en mode panique. Les résidents tournent en rond. Dans un premier temps, ils sont tous inefficaces. Il faut agir. Je m’approche de Jad. Je le scrute sans le voir. Je ne réalise pas qu’il a un trou béant à trois doigts d’une artère. Trou qui a craché quelque cinq unités de sang à la maison et dans le taxi qui l’a transporté à l’hôpital. Je n’ai pas vu non plus que l’os de son bras droit était à l’air libre ni que son oreille était toute déchiquetée. Je lui dis que tout va bien. Il me demande de lui parler pour ne pas perdre conscience. Il faiblit. Quelques minutes passent comme une éternité. Dr Saliba et Dr Nasr arrivent. Ils prennent en charge Jad in extremis. À l’entrée du bloc opératoire, Alain, le père de Jad, s’effondre. On le ranime. Nos nerfs sont à bout.

La pièce communément appelée salle d’attente se transforme en salle de supplice. De là, on entend la même phrase retentir à tout bout de champ, « Cédez le passage s’il vous plaît », suivie d’un bruit de pas affolés courant après un brancard, courant après la vie, essayant de la rattraper dans sa course folle. Un vieil homme n’arrête pas de pleurer. Il est assis sur un banc poussiéreux, ses mains supportent difficilement le poids de sa tête, les mêmes mains qui ont porté son fils blessé. Il est seul, comme il le sera lorsqu’on lui annoncera que la situation de son fils est critique. Et seul, il s’évanouira. Les infirmières le réveillent. Souhaite-t-il vraiment être réveillé ?

Une femme vêtue d’une alèse improvisée en cape et d’un pantalon me demande si elle peut utiliser le chargeur de mon téléphone. Je l’avais glissé dans mon sac le jour même, instinctivement, chose que je ne faisais jamais. La batterie de mon téléphone est chargée à 1 %, pareil pour ma sœur et ma nièce. Les yeux de cette femme aussi affichent une faible intensité d’espoir. J’accepte évidemment. On se relaie le chargeur. On fait comme on peut...

Le temps passe. Jad est dans la salle de réveil. L’opération s’est bien déroulée mais il devra suivre des séances de physiothérapie pour reprendre l’usage de ses doigts. Yara, sa sœur, est épuisée. C’est elle qui l’avait dégagé de sous la baie vitrée tombée sur lui. Elle qui avait appelé Dr Saliba, son oncle, pour lui dire de les retrouver à l’hôpital, elle qui avait couru pieds nus sur le verre éclaté. Elle qui était entrée de plain-pied dans le monde des adultes.

Je l’accompagne à la montagne chez ses grands-parents. D’ailleurs, il est impossible qu’elle rentre chez elle. Elle marche difficilement sur ses pieds endoloris qui guériront lentement. Très lentement.

Et me voilà, quatre mois plus tard, cinq mois plus tard, 10, 15, 20 mois plus tard, à essayer de me reconstruire, comme ce Liban détruit par un conflit d’intérêts qui nous dépasse tous. Une guerre sale qui ne nous concerne en rien et pour laquelle nous n’arrêtons pas de payer. « Nous n’oublierons pas » est un slogan que j’entends souvent répéter mais qui est vide de sens à mon avis puisque ce qui s’est passé est inoubliable en lui-même et n’a besoin d’aucune volonté pour se manifester et pour nous rappeler la cruauté de l’homme.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

Nous sortons du supermarché, ma sœur et moi, satisfaites d’avoir rempli le coffre de la voiture pour les deux semaines de confinement à venir. Je conduis. Je roule tranquillement, sans savoir que quelques secondes seulement nous séparent de l’enfer. La voiture est secouée dans tous les sens. Je me demande ce qui se passe. Les passants autour de nous semblent aussi sonnés que nous. Ils...

commentaires (3)

Tous ceux qui étaient ou auraient pu être à Beyrouth à ce moment-là sont des miraculés. Inimaginable qu'on puisse laisser passer une telle catastrophe sans rechercher sans relâche les coupables

M.E

15 h 29, le 03 août 2022

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Commentaires (3)

  • Tous ceux qui étaient ou auraient pu être à Beyrouth à ce moment-là sont des miraculés. Inimaginable qu'on puisse laisser passer une telle catastrophe sans rechercher sans relâche les coupables

    M.E

    15 h 29, le 03 août 2022

  • Maudits soient ceux qui ont détruit notre pays , notre avenir et tout espoir chez nos jeunes!

    rolla aoun

    08 h 31, le 03 août 2022

  • Article poignant! Maudits soient ceux qui ont détruit notre vie, notre capitale et notre avenir...

    rolla aoun

    08 h 27, le 03 août 2022

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