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Lifestyle - La carte du tendre

Les frères Fleifel, bande sonore de la gloire du Liban

Les frères Fleifel, bande sonore de la gloire du Liban

Le président Camille Chamoun accueilli par la fanfare de la gendarmerie dirigée par Ahmad Fleifel au milieu des années 1950. Albert Issa & Hadaya/Collection Georges Boustany

Le cortège de voitures américaines noires déboule en trombe, toutes sirènes hurlantes. Gémissement des pneus au freinage, claquement de portières, hurlements martiaux : « Garde-à-vous ! » Et, brisant un silence obséquieux, une fanfare se lance dans l’exécution d’une marche militaire au moment où le président de la République apparaît, aussitôt suivi de sa cour. Combien mesure Camille Nemr Chamoun, sans conteste le chef d’État le plus charismatique que nous ayons eu ? Il est en tout cas le plus grand de cette scène, à tous les sens du terme. Sa belle gueule doit être du petit-lait pour le photographe, mandaté par le studio Issa & Hadaya : photogénique sous n’importe quel angle, le « tigre » en impose. Le voici qui s’avance avec un regard de félin pour une énième cérémonie : il fera cela durant les six ans de son mandat, six immenses petites années qui feront passer le Liban du passé au futur en un temps record. À sa droite, c’est-à-dire à la place d’honneur, marche un officier de l’armée de l’air : sommes-nous sur une base aérienne ?

Son air est en tout cas aussi renfrogné que celui du président est solaire : l’on devine qu’il a établi son ascendant sur un caractère rocailleux, quand Camille Chamoun se suffit d’une esquisse de sourire pour affirmer le sien.

Tout à gauche, le jeune homme au look de playboy est presque aussi beau que son père : pour l’instant, Dany gravite dans l’ombre du président et l’accompagne dans cette cérémonie en jetant un regard empreint de fierté vers son glorieux géniteur. Il faut dire que celui-ci est adulé, littéralement : autour de lui, c’est stupeur et tremblements. Celui qui a réussi à succéder à un homme de la stature de Béchara el-Khoury, premier président de l’Indépendance, est un personnage impressionnant qui tutoie les grands de ce monde et se permet, accompagné de son épouse belle comme une reine, des tournées royales à travers les continents. Il est vrai qu’avec une diaspora présente aux quatre coins de l’univers, le Liban est à cette époque un empire glamour sur lequel le soleil ne se couche jamais.

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Pour autant, nous ne sommes pas là pour encenser Zalfa et Camille Chamoun. Il y a dans cette image un autre personnage qui mérite plus que notre attention : un livre d’histoire. Debout de profil, en avant de ses hommes, voici le commandant Ahmad Fleifel, lunettes, moustache, uniforme, discipline, salut militaire et regard fixe. La mise au point s’est faite sur le président, évidemment, alors Fleifel se retrouve dans le flou, à l’arrière-plan. Ce n’est ni la première fois ni la dernière, il en a l’habitude. Et s’il a toujours brillé par sa modestie, ce n’est pas une raison pour l’oublier : Ahmad et surtout son frère Mohammad sont les premiers à avoir doté les cérémonies officielles de tout un décorum authentiquement libanais. Les frères Fleifel ont tout simplement composé la bande sonore de la gloire du Liban.

La « fanfare des réjouissances nationales »

Sur l’origine de leur vocation, les versions divergent. Pour certains, le grand-père, Dib, était un muezzin célèbre pour la beauté de sa voix et emmenait ses petits-enfants Mohammad (né en 1898) et Ahmad (trois ans plus jeune) dans les célébrations religieuses. D’autres attribuent cette influence à la mère, qui aurait eu elle aussi une très belle voix, et à l’oncle, joueur de oud chevronné. Toujours est-il que les frères Fleifel sont depuis leur plus tendre enfance fascinés par les fanfares ottomanes qui passaient devant chez eux à Beyrouth. Après des études aux Makassed, ils s’inscrivent à l’école du Saint-Sauveur où ils apprennent à manier des instruments à vent et à percussion. Lorsque la guerre de 1914 éclate, Mohammad est enrôlé dans l’armée turque et admis à l’école militaire d’Istanbul où il s’initie à la musique militaire. De retour au pays, il crée avec Ahmad une fanfare, al-Afrah al-wataniyah, dont la traduction française est encore plus savoureuse : la « Fanfare des réjouissances nationales », une troupe d’une trentaine de membres dont fera également partie le benjamin, Abdel Rahmane.

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Dans les années 1920, Mohammad Fleifel est engagé comme professeur de musique dans plusieurs écoles gouvernementales et crée, avec Wadih Sabra, le Conservatoire national libanais. De son côté, « l’orchestre Fleifel » est désormais sollicité à l’occasion de nombreuses cérémonies publiques et scolaires. Poursuivant leur formation musicale, les frères Fleifel s’initient au piano et à divers instruments à cordes sous la direction de professeurs étrangers. Ils prennent des cours d’harmonie avec Wadih Sabra et se retrouvent en concurrence avec lui en 1926, dans le cadre d’un concours pour la composition de l’hymne national libanais : Sabra gagnera le premier prix, eux le deuxième.

En 1942, Sami el-Solh, alors président du Conseil, intègre la formation Fleifel à la gendarmerie nationale pour ne plus avoir à faire appel aux fanfares de l’armée française lors des cérémonies officielles. Et en novembre 1943, c’est l’apothéose : à leur sortie de la prison de Rachaya, les pères de l’indépendance du Liban sont accueillis au son de la musique des Fleifel. Aujourd’hui, les marches composées par les Fleifel constituent une part non négligeable du répertoire de l’armée libanaise. Mohammad Fleifel est aussi le compositeur des hymnes nationaux syrien, Humat ad-diyar, sur des paroles de Khalil Mardam Bey, et irakien, Mawtini, d’après Ibrahim Toukan. Parmi leurs autres airs restés célèbres, citons Fi sabil el-majd d’après Omar Abou-Riché, Fidaï d’après Ibrahim Toukan, Nahnou al-chabab et Ya tourab al-watan d’après le poète Béchara el-Khoury, et Noussour al-arab, d’après Saïd Akl. Et lorsque les révolutions jumelles irakienne et libanaise débutent en 2019, Mawtini devient l’hymne d’une jeunesse éprise de changement.

Décédé en 1985, Mohammad Fleifel ne nous aura pas laissé que des airs patriotiques. En 1947, il a engagé dans sa chorale Nouhad Haddad, une jeune fille de 14 ans dont la voix l’a subjugué. Nouhad est ensuite présentée à Halim el-Roumi, directeur de Radio Proche-Orient, qui l’auditionne : conquis, il composera désormais des chansons pour elle. C’est chez Roumi que Nouhad va faire la connaissance des frères Rahbani, rencontre qui changera sa vie et la nôtre : Feyrouz est née. Mais ça, c’est une autre histoire.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com  et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.

Le cortège de voitures américaines noires déboule en trombe, toutes sirènes hurlantes. Gémissement des pneus au freinage, claquement de portières, hurlements martiaux : « Garde-à-vous ! » Et, brisant un silence obséquieux, une fanfare se lance dans l’exécution d’une marche militaire au moment où le président de la République apparaît, aussitôt suivi de sa cour....

commentaires (3)

passionnant!

Josyane Boulos

14 h 26, le 24 juillet 2022

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • passionnant!

    Josyane Boulos

    14 h 26, le 24 juillet 2022

  • Chef d'œuvre ! Une leçon d'histoire ! Toujours le superlatif, Monsieur Boustany.

    Nabil

    17 h 49, le 23 juillet 2022

  • Sur la photo on voit encore quelques gens qui portent un fez (chapeau) sur la tete ...

    Stes David

    13 h 20, le 23 juillet 2022

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