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Nos Lecteurs ont la Parole

« Bonjour tristesse »

Durant les années tragiques de la guerre civile libanaise, au début de l’occupation syrienne et durant la présidence de monsieur Élias Sarkis, mon oncle, Georges Kassouf, avait continué sa fonction dans le protocole des Affaires étrangères dont il était l’une des constantes les plus fidèles et les plus fanatiquement traditionnelles, à tel point qu’à sa retraite, il lui a été demandé de prendre en charge le protocole de l’Assemblée nationale, une fonction qu’il allait continuer à remplir pendant une longue période. Ses prouesses protocolaires ont été suffisamment mises au jour par les différents médias, comme L’Orient-Le Jour, La Revue du Liban ainsi que Magazine, et, j’imagine, certains périodiques de langue arabe.

Mais moins connue du public, et pourtant plus remarquable, était sa répartie, en rentrant chaque matin dans les bureaux du ministère des Affaires étrangères, où différentes reproductions du même portrait du président Sarkis décoraient les murs, montrant l’image d’un homme au visage austère, encadrant des paupières lourdes, un regard sévère et des yeux perplexes, de le saluer par un « Bonjour tristesse ». Cette boutade a fait carrière dans les coulisses du ministère. Georges était connu pour sa légère touche humoristique.

Depuis ce temps-là, plusieurs portraits ont remplacé à tour de rôle celui du président Sarkis, mais la tristesse est restée accrochée aux murs du ministère, comme une araignée qui aurait tissé sa toile, et a trouvé moyen de se diffuser à plusieurs institutions gouvernementales. Insidieuse, la tristesse s’est installée dans les moindres recoins de notre conscience, mais sans soulever une inquiétude. Pour sentir cette tristesse, il faut avoir une âme, car la tristesse est plus qu’une émotion, c’est la fluctuation d’un état d’âme qui se balance entre l’espoir et la déception. Nombreux sont les écrivains et poètes qui l’ont immortalisée comme un désarroi étrange et évasif, associé souvent à une déconvenue amoureuse ou une tragédie incontrôlable et inattendue. « Bonjour tristesse », tiré d’un poème de Paul Éluard et popularisé par le titre du premier roman de Françoise Sagan, décrit un état d’esprit chevauchant entre l’absence et l’acte immoral. Le Liban a accepté l’acte immoral et maintenant badine avec le néant.

Un des thèmes favoris de l’art est certainement l’illustration des six catégories majeures de l’émotion. Nombreux sont les peintres qui ont utilisé la couleur pour exprimer la mélancolie ou la tristesse par un regard, une attitude ou un geste. Depuis Achille en passant par Hamlet jusqu’à Phèdre, les héros d’une tragédie auraient vécu leurs passions sur un arrière-fond d’angoisse, de déception et de tristesse. Les héros de Kafka ou de Camus ont eux aussi un soubassement de tristesse ; dans Les Misérables, Jean Valjean est un caractère tragique plutôt que triste. La grande vertu de la Passion du Christ, c’est bien de montrer la grande tristesse qui envahit l’âme abandonnée à elle-même, négligée par Dieu et par l’humanité. Une telle solitude, c’est l’appel du néant. Mais une pareille émotion est tellement intime et personnelle que rares sont les descriptions tangibles présentes dans l’histoire ou l’actualité. Les conséquences restent confinées à une contingence isolée, à moins d’affecter un projet divin. Quoi qu’il en soit, la tristesse est fluctuante et passagère et ne secoue les fibres des passions que quand elle prend une dimension introspective et qu’elle affecte le destin d’un peuple ou d’une nation, comme le génocide du peuple arménien ou l’Holocauste.

Le Liban aurait-il perdu son âme pour ne plus sentir la tragédie qui l’écartèle et le rend impassible devant un destin écrit par le hasard ? Quelles forces obscures et maléfiques, insensibles à son mythe, continuent à le tirer vers la ruine ? L’assassinat systématique et planifié d’une nation est certainement un phénomène moderne, quand une nation adverse n’a pas le pouvoir de conquête ou d’invasion. L’agression prend alors la forme d’une abstraction, celle d’une idéologie, d’une religion ou d’une fiction, dont l’aptitude est renforcée par les tentacules du mensonge et de la corruption, et la menace hypothétique des armes. L’ignorance et la niaiserie lui facilitent énormément la tâche. La riposte demande alors d’être plus subtile en même temps que plus décisive. L’initiative devrait être donc audacieuse. « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » s’était écrié Danton.

S’il faut croire la religion chrétienne, le Christ avait choisi le supplice de la croix pour sauver l’homme du péché originel. Plus qu’une audace, une abnégation. On ne suggère pas d’aller aussi loin, ce serait impensable, d’autant plus que le sacrifice de toute une génération de jeunes morts pour que la patrie vive ne peut être ignoré. Au contraire, leur mémoire est la semence déjà plantée dans les champs. Triste serait la terre qui ne porterait pas leur récolte. Aussi, le temps des compromissions est révolu. L’adhésion à une image du Liban favorable à son peuple soulèvera le voile de la tristesse en épousant la neutralité, la laïcité et la liberté immunisées contre le fétichisme politique. Une utopie ? Peut-être. Mais je suis sûr que Georges aurait voulu décrocher d’une manière permanente tous les portraits qui inspireraient la tristesse.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

Durant les années tragiques de la guerre civile libanaise, au début de l’occupation syrienne et durant la présidence de monsieur Élias Sarkis, mon oncle, Georges Kassouf, avait continué sa fonction dans le protocole des Affaires étrangères dont il était l’une des constantes les plus fidèles et les plus fanatiquement traditionnelles, à tel point qu’à sa retraite, il lui a été...

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