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Idées - Point de vue

Le tourisme et les envois de fonds de la diaspora sont loin d’être une panacée

Le tourisme et les envois de fonds de la diaspora sont loin d’être une panacée

Photo d’illustration P.H.B.

Le Liban a longtemps été dépeint comme un phare du libéralisme économique. En injectant de grandes quantités de devises dans l’économie par le biais de taux d’intérêt élevés et d’un régime de change fixe qui s’est avéré insoutenable, les autorités monétaires du pays ont préservé une façade de stabilité sociale, économique et financière pendant des décennies. Mais cette apparente stabilité s’est avérée être éphémère, les oligarques politiques et financiers devant finalement arbitrer entre la sécurisation de leurs propres intérêts et le bien-être économique du pays.

Fin 2019, et alors que les réserves en devises de la banque centrale (BDL) commençaient à fondre, nombre d’analystes se sont empressés de déclarer la chute de l’ordre économique rentier du Liban d’après-guerre. Depuis, l’économie du pays a connu une spirale descendante hors de contrôle, avec une monnaie locale en chute libre, une inflation galopante et une destruction d’emplois à un rythme effréné.

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Plus de deux ans après que le gouvernement a fait défaut sur sa dette extérieure, le seul élément a priori rassurant semble être la persistance apparente d’entrées de capitaux extérieurs. La balance des paiements du Liban – dont une grande partie dépend des entrées de devises étrangères – accuse actuellement un déficit de 230 millions de dollars, en baisse de 90 % par rapport à il y a deux ans. Bien que cela suggère une certaine stabilité des entrées de devises étrangères, ces entrées ne sont en réalité pas redistribuées dans l’économie mais plutôt absorbées par une strate socio-économique particulière. De fait, ces afflux sont à peine suffisants pour renforcer la capacité d’investissement du pays, réduire les inégalités économiques, récupérer les pertes ou déclencher la croissance économique. C’est principalement le cas pour deux sources majeures de capitaux étrangers, à savoir les transferts de fonds et les revenus du tourisme. Les remises de la diaspora ont largement soutenu les dépenses de consommation d’un petit segment de la société libanaise au cours de la dernière décennie et ne servent donc pas à l’ensemble de la population comme véhicule d’investissement ou comme filet de sécurité sociale. Les revenus du tourisme n’ont plus d’effet multiplicateur, car les salaires bloqués restent maigres, et les bénéfices ne sont pas réinvestis ou placés dans le système financier. Non seulement ces deux flux ne parviennent pas à contribuer de manière globale au renforcement de l’économie libanaise, mais ils sont rapidement devenus des éléments-clés d’un système renouvelé caractérisé par de grandes disparités de revenus. Dans cette optique, nous évaluons la contribution socio-économique réelle de ces flux et comment ils ont contribué à accroître les inégalités et le non-investissement au Liban.

Palliatif social

Les remises n’ont pas permis de contenir les multiples crises du pays. Elles jouent désormais une fonction strictement sociale en facilitant l’accès aux biens importés de base pour un petit segment de la population. Cela démontre que les transferts de fonds ne sont pas canalisés pour stimuler l’investissement, renforcer le capital humain ou créer des emplois. De plus, ces flux, bien que visiblement stables dans le temps, parviennent le plus souvent au pays par des canaux informels dans un contexte d’effondrement du secteur financier et ne sont donc pas redistribués équitablement. Il convient donc d’être prudents quant à la présentation des envois de fonds comme une condition préalable à la reprise économique.

Entre 2011 et 2020, le montant des remises a oscillé entre 6 et 7 milliards de dollars par an, selon les données de la BDL. Ces flux représentaient une part importante du revenu national, et plus encore aujourd’hui. Bien avant la crise, les familles qui avaient la chance de recevoir des transferts de fonds les considéraient comme une ressource importante pour accéder aux services et aux biens vitaux, tels que la nourriture (61 %), le logement (59 %), les investissements en capital humain dans les soins de santé (46 %) et l’éducation (18 %). En outre, ces envois de fonds ont contribué à payer la facture onéreuse des importations, qui s’est élevée à 194 milliards de dollars – soit 49 % de toutes les sorties de devises étrangères –, au cours de la seule dernière décennie.

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Contrairement à la croyance populaire, l’effet des transferts de fonds sur le bien-être socio-économique du pays était minime, même avant la crise. Les chiffres officiels indiquent que seuls 10 % de l’ensemble des ménages libanais ont bénéficié de transferts de fonds entre 2018 et 2019. À l’époque déjà, environ 53 % de la population du pays était considérée comme pauvre par la Banque mondiale. Rétrospectivement, les transferts de fonds étaient à peine suffisants pour lutter contre la pauvreté ou couvrir la facture de l’aide sociale.

Au début de l’année 2022, la part des ménages qui bénéficiaient de ces transferts atteignait 15 %, à un moment où la livre libanaise perdait plus de 90 % de sa valeur et où les ménages subissaient une perte considérable de leur pouvoir d’achat. Un résident type aurait besoin de neuf fois plus de ressources (en livres) aujourd’hui pour maintenir son niveau de consommation d’avant la crise dans un contexte d’inflation galopante. Compte tenu de l’ampleur de la vulnérabilité sociale aujourd’hui, ces apports sont trop faibles

Il n’est pas surprenant que les transferts de fonds vers le Liban soutiennent les revenus de certains ménages et leur capacité de consommation. Cela est favorisé par leur flux régulier jusqu’à présent, ce qui indique que les transferts de fonds sont largement utilisés pour financer les importations. Mais contrairement à la période d’avant la crise, ils ne soutiennent plus l’investissement dans le capital humain, pourtant nécessaire à la croissance économique et de l’emploi. Pour ne rien arranger, les remises entrent maintenant au Liban par des canaux informels, dans un contexte d’effondrement quasi total du secteur financier. La plupart des familles ou des ménages reçoivent ces fonds en espèces ou en nature et, dans certains cas, par l’intermédiaire d’opérateurs de transfert d’argent. Ce caractère informel exclut les transferts de fonds de tout effort politique visant à les redistribuer ou à les investir équitablement afin de rétablir la santé de l’économie.

Enfin, et malgré leur stabilité au cours de la dernière décennie, les flux de remises risquent de diminuer à la lumière des tendances économiques mondiales. La flambée de l’inflation dans les économies mondiales ainsi que le resserrement des politiques monétaires des banques centrales à l’étranger peuvent se traduire par une diminution de la capacité des expéditeurs de fonds à envoyer de l’argent à leurs familles au Liban.

Profits touristiques dormants et concentrés

Le secteur touristique est également à nouveau salué comme une bouée de sauvetage, ou plutôt une couverture, contre un effondrement social. Cependant, les revenus du tourisme au Liban n’ont jusqu’à présent pas réussi à produire des excédents économiques et sociaux et ne protègent guère le pays d’un effondrement imminent. Tout comme les remises, les recettes en devises provenant des activités touristiques ne passent pas par le secteur bancaire pour être redistribuées et gonflent les comptes des entreprises, dans un contexte où leur propension à investir est extrêmement faible. Il est donc peu probable qu’un boom des dépenses touristiques stimule l’activité économique de manière à relancer la croissance.

Selon les données de la BDL, les entrées attribuées aux services touristiques ont totalisé 2,35 milliards de dollars en 2009, contre 8,4 milliards de dollars avant la crise en 2018. Cherchant à remédier à cette situation, le ministère du Tourisme a récemment publié une circulaire permettant aux entreprises de fixer le prix de leurs services en dollars américains de juin à septembre de cette année, afin de leur permettre de rattraper une partie des pertes liées à la pandémie de Covid-19 et à la crise. Le ministère parie sur un boom prévu des revenus du tourisme d’environ 3,5 milliards de dollars.

Mais en réalité, seuls quelques-uns de ceux qui peuvent se permettre de fournir ces services récolteront les bénéfices d’une telle politique. Tout comme les transferts de fonds, les bénéfices réalisés dans le secteur du tourisme resteront en dehors du système financier et il est peu probable qu’ils soutiennent l’activité économique en augmentant la capacité de prêt ou d’émission de crédit dans le secteur bancaire.

En outre, le manque d’appétit pour l’investissement est déjà apparent dans les faibles performances du secteur privé. Le Liban a enregistré une valeur de 49 (sur 100) dans son indice des directeurs d’achat (PMI), ce qui laisse entrevoir une stagnation du niveau d’investissement du secteur privé malgré l’afflux potentiel de touristes. Cela indique que les bénéfices réalisés à partir des dépenses touristiques, qui seront en grande partie absorbés par les grandes entreprises du secteur, ne se traduiront probablement pas par un réinvestissement dans ces entreprises et donc par une augmentation de l’activité.

Enfin, il est peu probable que les travailleurs voient leurs salaires augmenter par rapport à la dépréciation de la monnaie ou aux avantages sociaux. Or, étant donné que seuls 3 % des employées libanais perçoivent des salaires en devises, les dépenses touristiques ont par conséquent peu de chances de se répercuter sur la société dans son ensemble par le biais du travail.

La dynamique du marché induite par les échecs de la politique macro-économique suggère fortement que la majorité de ces dépenses touristiques promises sera concentrée en profits pour les grandes entreprises du secteur du tourisme, du commerce de détail et des services, sans avoir l’effet promis sur l’économie libanaise. En outre, cette dynamique de marché est exacerbée par le système fiscal libanais, injuste, inefficace et peu transparent. L’impôt sur les sociétés au Liban n’est que de 17 % par rapport aux moyennes de l’OCDE et de la zone MENA et la collecte des impôts (toujours effectuée au taux de change officiel de 1 507,5 LL/USD) reste insuffisante.

Réinvention d’un modèle inégalitaire

L’afflux de devises étrangères, que ce soit sous la forme de transferts de fonds ou de recettes touristiques, ne sauvera pas le Liban. Cette croyance que les capitaux étrangers peuvent suffire à inverser le cours des choses est sans doute née d’une désillusion quant à la capacité de l’État à élaborer des mesures claires et concrètes de redressement économique et financier ou à fournir des régimes de protection sociale adéquats.

Lors de l’analyse de la crise financière, il est courant de se pencher sur le modèle économique d’après-guerre et de réfléchir à la profondeur des coupures qu’il a opérées dans l’ordre social contemporain du Liban. Mais la réalité est qu’un paradigme économique plus destructeur est en train de se développer. En creusant les écarts de revenus entre ceux qui ont accès à des devises étrangères et ceux qui n’y ont pas accès, le modèle d’après-guerre se réinvente par le biais de mécanismes nouveaux, plus agressifs et de grande envergure qui exacerbent encore les inégalités.

Au lieu d’entretenir des récits erronés sur l’économie libanaise, il faudrait exercer une plus grande pression sur les autorités pour qu’elles élaborent un plan de relance sous la forme d’une vision économique convaincante et bien pensée. Ce plan devrait inclure des mesures concrètes pour réparer les dommages colossaux subis par la société, ouvrant ainsi la voie à une croissance économique durable et inclusive.

Une version anglaise de cet article est disponible sur le site de The Policy Initiative.

Hussein CHEAITO, Économiste et chercheur au laboratoire d’idées libanais The Policy Initiative (TPI).

Sami ZOUGHAIB, Économiste et directeur de recherches à TPI.

Le Liban a longtemps été dépeint comme un phare du libéralisme économique. En injectant de grandes quantités de devises dans l’économie par le biais de taux d’intérêt élevés et d’un régime de change fixe qui s’est avéré insoutenable, les autorités monétaires du pays ont préservé une façade de stabilité sociale, économique et financière pendant des...

commentaires (9)

Très intéressant comme analyse. En somme, le cash flow des touristes (ou pigeons) libanais c’est comme de l’oxygène administré en soins intensifs à un patient comorbide pour le maintenir en vie en attendant de trouver le traitement miracle. Et pour trouver le traitement miracle, il faut d’abord commencer à le chercher.

PPZZ58

21 h 01, le 25 juillet 2022

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Commentaires (9)

  • Très intéressant comme analyse. En somme, le cash flow des touristes (ou pigeons) libanais c’est comme de l’oxygène administré en soins intensifs à un patient comorbide pour le maintenir en vie en attendant de trouver le traitement miracle. Et pour trouver le traitement miracle, il faut d’abord commencer à le chercher.

    PPZZ58

    21 h 01, le 25 juillet 2022

  • C’est le hold up du siècle! Depuis quand on peut dire que les lollars ne sont pas des dollars ! Un dollar est un dollar ! Les manigances de la BDL et de l’état et des banquiers qui ont transféré leurs lollars : dollars à l’étranger nous vole tout les jours!

    The Flinstones

    09 h 56, le 20 juillet 2022

  • Quand un cordonnier commence à massacrer les chaussures qu’on lui confie à réparer qui lui en confiera encore ? Liban commence à chercher un autre métier et vide toi de cette racaille politicienne !

    PROFIL BAS

    12 h 41, le 17 juillet 2022

  • Ce caractère informel exclut les transferts de fonds de tout effort politique visant à les redistribuer ou à les investir équitablement afin de rétablir la santé de l’économie. Comme si l’état dans son ensemble avait eu un jour le souci d’investir ou de distribuer aux citoyens le fruit de leur labeur. Jamais aucun gouvernement n’a eu cette intention, d’où la pauvreté croissante de toute la classe moyenne même avant le scandale de corruption qui a éclaté et le hold up qui a privé les libanais de leur argent durement gagné qui a fini dans les poches de leurs chers gouvernants à qui ils ont renouvelé leur confiance, comme pour les encourager à persévérer dans leur massacre. Sans parler des très pauvres qui eux se retrouvent obliger de sacrifier leur vie contre une bouchée de pain, convaincus que c’est le seul moyen pour survivre même si au fond d’eux ils savent que ça n’est pas pour la bonne cause. Investir au Liban est une utopie avec laquelle se gargarisent les fossoyeurs obtus. Aucun libanais et quelque soit sa fortune ne viendrait risquer un centime dans ce pays tant que les vendus et les terroristes occupent le pouvoir. Ils veilleront à ce que leurs familles et proches ne manquent de rien et leur patriotisme s’arrêtera là. Ils savent qu’investir au Liban c’est nourrir cette mafia et on ne les y reprendrait plus. Voilà d’où vient le pessimisme de tous les états aidants sachant que la doctrine libanaise est chacun pour soi et Dieu pour tous, et encore…

    Sissi zayyat

    11 h 57, le 17 juillet 2022

  • Vive le président fort et le régime fort pour leur principal accomplissement : APPAUVRIR ET AFFAMER 95% des LIBANAIS HORMIS EUX ET LEURS PROCHES

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 13, le 17 juillet 2022

  • Excat, Chukrii Abboud. "Ils "ont plumé tous les libanais,aux Liban et la diaspora, de leur dépôts en banque et de leur LL !? et ils sont devenus trillionnaires! CA, c est la crise et le "national organized hold-up" des siècles. ....et les "banques européennes et américaines" sont partenaires recevant-es du vol de Alibaba et les 40 voleurs d ici!

    Marie Claude

    07 h 47, le 17 juillet 2022

  • Les "touristes" cette année sont nos enfants qui ont été contraints d’aller poursuivre leurs études à l’étranger, que nous finançons depuis le Liban en dilapidant nos lollars, et qui rentrent pour les vacances car c’est moins cher de passer l’été ici qu’ailleurs.

    Gros Gnon

    06 h 36, le 17 juillet 2022

  • Cet article s'efforce de dénigrer le secteur du tourisme qui est la seule chose qui nous reste (et qui sauve par exemple la Grèce) et propose a sa place une bien nébuleuse "élaboration d'un plan de relance sous la forme d’une vision économique convaincante et bien pensée". De quelle vision parle-t-on? Vous voulez dire quoi au juste? Avec quel argent voulez-vous relancer? Avec encore plus de dettes? Pourquoi donc ne pas bâtir sur ce qui marche déjà en attendant et l'amplifier, surtout si l'on a aucune idée d'alternative?

    Mago1

    05 h 10, le 17 juillet 2022

  • Nos économies réduites à de simples lollars ne nous serviront plus à nos dépenses ni au Liban ni à l'etranger . Peu d'émigrés de fraîche date seront enclins d'aller dépenser leur fresh dans notre pays qui nous aura bel et bien plumés. J'ai fait des conversations avec beaucoup de mes concitoyens émigrés absolument exacerbés par ce hold-up du siècle qui les a privés de l'epargne (déposée au Liban ) de toute une vie de labeur à l'étranger et qui sont réfractaires à l'idée d'aller dépenser encore au Liban ce qui leur reste de fresh gagné dans les pays d'accueil . Ils disent qu'on ne les aura pas deux fois . Il est faut d'attendre et d'espérer trouver la bouée de sauvetage de ce côté là ,..Détrompez-vous : L'émigré n'est ni un millionnaire ni un rêveur candide ... il est tout simplement furieux . Furieux, excédé et exacerbé tout autant que son frère et son cousin qui sont restés à la maison et qui se sont retrouvés sur le tapis .

    Chucri Abboud

    13 h 33, le 16 juillet 2022

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