Comme la plupart d’entre vous certainement, la plupart d’entre nous au sein de la rédaction de L’Orient-Le Jour sommes quelque peu perdus et, au-delà de nos genres, âges et origines, perplexes face à la tendance à l’ultrasegmentation des identités, notamment sexuelles, de l’ère actuelle. Cisgenre, binaire, non binaire, pronoms she/her/him/his/it/their : tous ces qualificatifs inscrits par certains au fronton de leur profil Twitter pour se définir et se qualifier nous interpellent, tant il nous semble étrange dans un monde de tous les possibles de vouloir se mettre dans la plus petite case possible.
Ce que nous savons clairement en revanche, ce sont les valeurs pour lesquelles nous nous battons depuis des décennies dans les colonnes de ce journal, les valeurs de ce groupe bientôt centenaire. Parmi celles-ci : la défense des libertés et avant tout de la liberté d’expression ; la défense des droits de l’homme en général, des femmes et des minorités en particulier ; la défense des principes d’ouverture, de tolérance et de vivre-ensemble contre les politiques sectaires et confessionnelles étriquées. Cet engagement vaut aussi bien pour le Liban que pour le Moyen-Orient, où ils sont rudement mis à l’épreuve.
Les développements de ces derniers jours relatifs aux membres des communautés LGBTQ+ sont graves. À commencer par la lettre du ministre de l’Intérieur demandant, vendredi, à des agents de l’ordre écrasés par la crise de se mobiliser pour empêcher les activités des LGBTQ+ au Liban en ce « mois des fiertés », qui a été suivie d’une opération de destruction d’un panneau planté de fleurs arc-en-ciel à Achrafieh, par d’autoproclamés « soldats de Dieu ». Sans oublier, dans la foulée, les menaces de mort proférées à l’encontre d’un avocat et activiste de Tripoli ayant critiqué sur Facebook la position du mufti Deriane sur les droits des homosexuels et, il y a quelques jours, la censure d’un dessin animé de Pixar pour un baiser entre deux filles.
Passons rapidement sur le fait que consacrer autant d’énergie à la répression de cette communauté, dans un Liban qui s’effondre depuis trois ans, un Liban qui perd ses fils et ses filles pour d’autres pays, un Liban à terre, rationné en électricité, eau, médicaments et privé d’avenir, est pour le moins choquant. Il s’agit là d’une évidence.
Passons aussi sur le fait que ce barouf du diable, de la part des autorités de tous poils, contraste violemment avec le silence assourdissant des représentants politiques, communautaires et religieux, qui a suivi la publication, il y a quelques semaines, d’un rapport éprouvant sur les violences sexuelles perpétrées durant la guerre civile libanaise.
Aujourd’hui, il nous semble important, essentiel une fois encore, que L’Orient-Le Jour s’engage pour la défense de valeurs – et nous soulignons bien ici que nous défendons des valeurs – qui sont au cœur de l’identité du Liban que nous voulons contribuer à édifier. Un Liban éclairé, un Liban libre, un Liban du vivre-ensemble.
« Une fois encore », écrivons-nous, parce que nous étions déjà montés au créneau en août 2019 après l’annulation d’un concert de Mashrou’ Leila par les organisateurs du Festival de Byblos, qui avaient fini par céder face à une campagne de diabolisation d’une violence inouïe contre le groupe de rock libanais. Notre engagement, alors, avait notamment pris la forme d’un texte signé par des centaines de citoyens libanais et intitulé « Liberté d’expression : ne cédons pas face à la violence ! ». Une affaire dans laquelle des autorités « spirituelles » s’étaient substituées au pouvoir judiciaire. Une affaire dans laquelle des partis politiques et des élus avaient joué la surenchère du repli identitaire.
Nous expliquions à l’époque qu’il nous semblait important de nous engager pour tenter d’enrayer un engrenage risquant, bien au-delà de cette affaire, de s’avérer fatal pour les valeurs défendues depuis toujours par ce journal. Aujourd’hui, nous constatons que l’obscurantisme a toujours, malheureusement, le vent en poupe en différents lieux de la planète. Les visions étroites du monde, la peur surtout, ne peuvent avoir gain de cause.
Au sein de la rédaction, nous avons des avis, des croyances, des convictions et des vécus différents. Une diversité qui n’est pas loin de ressembler à celle qui fait le tissu libanais. Et nous tous, au-delà de nos différences, sommes engagés dans une même mission : l’édification d’un Liban ouvert et éclairé. Ce qui passe notamment, en la matière, par l’abolition de l’article 534 du code pénal qui criminalise, sous la formule « relations contre nature », l’homosexualité.
Aujourd’hui, à l’issue de ce week-end nauséabond, demain, après-demain et aussi longtemps qu’il le faudra, L’Orient-Le Jour se battra pour ce Liban du véritable vivre-ensemble, avec tous les citoyens de bonne volonté.
L'appartenance religieuse de chacun au Liban relève de l'identitaire. Personne n'a vu un policier ouvrant le code pénal à l'article 534 pour aller chercher des relations "contre nature". Le Liban et les libanais sont libres aussi bien en théorie qu'en pratique. Le but ultime des interventions de l'Etat et des religieux est que les choses se passent dans les cercles très privés et non pas sur la voie publique. Nous ne pourrions pas passer en terme de l'évolution des mœurs, du jour au lendemain, de la parfaire discrétion ancestrale à l'extrême affronté. Il s'agit d'un long processus.
18 h 17, le 28 juin 2022