Face au camp de la présidence, le patriarche maronite, Béchara Raï, vient d’atteindre un nouveau sommet : délégitimer le mandat du président Michel Aoun, quelques mois avant son expiration en octobre prochain. Ses propos, tenus à quatre jours des élections législatives, sont encore plus virulents à l’égard du camp aouniste et de ses alliés que ceux que son prédécesseur Nasrallah Sfeir avaient tenus à la veille du scrutin de 2009 contre le 8 Mars dans son ensemble. Jamais, en tout cas, Béchara Raï n’était allé aussi loin.
Le chef de l’Église maronite semble donc avoir commencé à briser certains tabous traditionnels. Il ne cache plus son opposition à M. Aoun, à commencer par son élection le 31 octobre 2016. Un processus que le patriarche qualifie désormais d’« antidémocratique, illégal et anticonstitutionnel », comme il l’a déclaré sans ambages dans une interview accordée mercredi soir à la chaîne nationale Télé-Liban. Il en a même profité pour donner une idée sur le futur locataire de Baabda. Ce dernier devrait être « représentatif de tous les Libanais, et non seulement des chrétiens et des maronites ». Une critique évidente à la logique du président fort brandie par le Courant patriotique libre, fondé par Michel Aoun. Répondant à la question de savoir si l’élection de Michel Aoun était une « chose normale », Béchara Raï n’a pas mâché ses mots : « On a bloqué la République pour élire untel (…) Le général Aoun a été imposé. La République s’est arrêtée pour l’élire, ce qui est antidémocratique, illégal et anticonstitutionnel. » Le patriarche critiquait ainsi clairement la démarche du Hezbollah, allié de longue date du fondateur du CPL, qui avait empêché la tenue de la présidentielle, jusqu’au moment où la victoire de son candidat était assurée.Pressé par L’Orient-Le Jour de réagir, le CPL préfère ne pas commenter ces déclarations, « surtout à la veille des élections législatives », pour reprendre les termes d’une cadre du parti orange. La formation veut clairement éviter de polémiquer avec la plus haute autorité religieuse maronite du pays.
Pour en revenir à l’interview de Béchara Raï, il s’est exprimé en ces termes : « Le (futur) président représente tous les Libanais, et non seulement les maronites ou les chrétiens », a rappelé le cardinal, soulignant que la pratique selon laquelle il faudrait que le chef politique le plus fort chez les chrétiens soit élu président est anticonstitutionnelle.
Voter mais pas…« comme des moutons »
Pour le moment, le patriarche maronite poursuit son forcing pour que le successeur de Michel Aoun soit élu à temps. Il souhaite ainsi éviter une réédition des scénarios de 2008 et surtout de 2014. « J’insiste sur la nécessité de tenir la présidentielle deux mois avant la fin du sexennat », a déclaré Mgr Raï dans son interview. Ce n’est pas la première fois que le prélat maronite tient ces propos. Dans un entretien accordé début avril à la chaîne LBCI, il avait lancé un appel allant dans le même sens. « Nous n’avons pas d’informations à même de laisser croire que le pays se dirige définitivement vers une vacance présidentielle, mais les expériences antérieures nous rendent sceptiques », répond pour L’Orient-Le Jour une personnalité religieuse proche du patriarcat maronite, sous couvert d’anonymat. Et cette personnalité de déplorer le fait que « rien ne prête à croire qu’il y a une volonté de sortir le pays de l’enfer actuel ». Mais pour le patriarche maronite, la solution existe : il faut se rendre aux urnes dimanche prochain, mais pas seulement. Mercredi soir, le cardinal maronite a appelé les électeurs à « voter en liberté, en conscience et par choix, sans se soumettre à des pressions extérieures ». Cet appel à se rendre aux urnes est naturellement adressé d’abord aux chrétiens, en particulier ceux qui hésitent encore à aller voter. Mais il reste que ce discours du patriarche se recoupe avec les efforts menés récemment par le mufti de la République, le cheikh Abdellatif Deriane, pour convaincre les sunnites de se rendre aux urnes, en dépit de la décision du leader du courant du Futur Saad Hariri de suspendre son activité politique et de boycotter le scrutin.
Mgr Raï ne s’est toutefois pas contenté d’exhorter les Libanais à prendre part aux élections. Fidèle à la rhétorique favorable au changement qu’il adopte depuis des mois, le patriarche maronite a déclaré mercredi : « Si les électeurs votent comme des moutons, il n’y aura pas de changement. » Celui-ci constitue donc le principal moyen de sortir le pays des crises actuelles, selon le chef de l’Église maronite qui a naturellement évité de se positionner clairement en faveur d’un camp ou d’un autre, parmi ceux qui se disent hostiles au pouvoir en place.
Allant plus loin dans la responsabilisation des électeurs qui déposeront leurs bulletins dans les urnes, Béchara Raï a établi un lien direct entre les législatives du 15 mai et la présidentielle d’octobre. Il a en effet souligné que le scrutin législatif de dimanche déterminera le président qui sera élu par les parlementaires qui constitueront la nouvelle Chambre.
Le Hezbollah et Ghada Aoun
Sur un autre registre, le patriarche maronite est monté de plusieurs crans sur la question des armes du Hezbollah, qui est depuis plusieurs mois sous le feu des critiques de Bkerké. « Pourquoi la résistance doit-elle être le fait d’une seule partie des Libanais, une partie qui décide de la paix et de la guerre ? » s’est indigné Mgr Raï, soulignant qu’un seul État ne peut pas contenir deux pouvoirs, deux armées. L’Iran « viole la souveraineté du Liban en raison de la présence d’une milice qui lui est affiliée, le Hezbollah », a-t-il ajouté, prônant un dialogue national sur la question des armes du parti, « sans quoi les choses s’aggraveront ».
Le prélat a en outre critiqué les démarches de la procureure générale du Mont-Liban, Ghada Aoun, proche de Baabda, à l’encontre du gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé, bête noire du tandem Baabda-CPL. « Je ne suis pas du tout, du tout, du tout favorable aux actions de la juge Aoun », a lancé le patriarche, qui a souligné que le numéro un de la BDL n’a pas dépensé l’argent à sa guise. C’est l’État qui l’a fait. La responsabilité (entre M. Salamé et les autorités) devient donc conjointe. « On ne peut pas accuser le gouverneur alors que les politiciens ont fait disparaître l’argent et que (le CPL) a intérêt à l’attaquer », a affirmé le prélat, disant ne pas défendre la personne du haut responsable financier, mais la justice.
L’hommage de Hariri à Sfeir
Saad Hariri, leader du courant du Futur et ancien Premier ministre, a rendu hommage hier à Nasrallah Sfeir, ex-patriarche maronite, décédé il y a trois ans jour pour jour. « À l’occasion de la commémoration de son décès, nous nous souvenons aujourd’hui du patriarche Nasrallah Sfeir, le patriarche de la souveraineté, de la réconciliation (druzo-chrétienne de 2001), de la défense du vivre-ensemble entre Libanais sous l’égide de la Constitution, et de l’attachement à l’identité économique et arabe du Liban », a écrit M. Hariri sur son compte Twitter. « Que Mgr Sfeir repose en paix et que Dieu protège le Liban », a-t-il ajouté.
commentaires (18)
Pour des moutons, on en a plein de toutes les couleurs, mais surtout oranges et jaunes.
Cedrus Fidelis
08 h 18, le 14 mai 2022