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La fin du haririsme politique ?

La fin du haririsme politique ?

Portrait endommagé de Saad Hariri (à gauche) et Rafic Hariri (à droite) au sommet d’un immeuble dans Beyrouth. Paul Keller/Flickr

La décision de l’ancien Premier ministre Saad Hariri de se retirer des affaires politiques du Liban a provoqué un bouleversement de l’équilibre politique du pays, autant au sein de sa propre communauté qui se retrouve orpheline de son principal leader qu’au sein du pays tout entier. Si des « faucons » de la communauté sunnite, Fouad Siniora en tête, se sont opposés à la décision unilatérale du chef du courant du Futur de désinvestir la vie politique du pays, la participation de l’électorat autrefois acquis au parti bleu est un des enjeux majeurs du scrutin de mai 2022.

Les partis autrefois alliés au courant du Futur – principalement le Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt, les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea et le mouvement Amal de Nabih Berry – se retrouvent amputés d’un allié majeur ; le Hezbollah se retrouve également dans une position délicate après avoir entretenu un statu quo politique avec Saad Hariri depuis les affrontements de mai 2008.

Si la décision de Saad Hariri a pris ses partisans au dépourvu, malgré les rumeurs rapportées depuis quelque temps dans la presse, elle traduit le positionnement politique délicat porté par le fils de Rafic Hariri depuis plusieurs années. À la suite des accords de Taëf conclus en 1989, l’équilibre politique du pays a été profondément modifié par rapport à l’avant-guerre, certains dirigeants historiques laissant leur place à d’anciens chefs de guerre (par exemple Nabih Berry au sein de la communauté chiite ou Samir Geagea côté maronite) ou à des personnalités ayant fait fortune à l’étranger. C’est le cas de Rafic Hariri, qui a essentiellement fait fortune grâce à ses activités en Arabie saoudite. La scène sunnite étant orpheline de leaders à la suite des échecs du nationalisme arabe et du recul de certaines familles traditionnelles, telles que les Karamé à Tripoli ou les Salam à Beyrouth, Rafic Hariri a réussi à s’imposer comme une figure centrale de sa communauté en devenant président du Conseil en 1992 (Gervais, 2012). Ainsi, durant plusieurs années, le Liban fut dirigé par ce qu’on appela la « troïka » Hariri-Berry-Joumblatt. Rafic Hariri a su s’accommoder de la présence syrienne, jusqu’en 2004 où il s’opposa à la prorogation du mandat du président Émile Lahoud, considéré comme une marionnette du régime syrien au Liban. Il finit par être assassiné le 14 février 2005 dans un attentat à la bombe attribué à la Syrie et au Hezbollah.

Le pays s’est ensuite divisé en deux blocs : d’une part, le 8 Mars, regroupant les forces alliées au régime syrien, et, d’autre part, le 14 Mars, opposé à la tutelle syrienne. Malgré les victoires de l’alliance du 14 Mars aux élections législatives de 2005 et 2009, celle-ci n’a pas pu diriger le pays comme elle le souhaitait en raison de l’influence du Hezbollah et de ses alliés sur le Liban, ainsi que de l’éloignement de Walid Joumblatt de l’alliance antisyrienne. Saad Hariri, après avoir choisi d’affronter le Hezbollah et ayant perdu le rapport de force, décida de conclure avec celui-ci ce qu’on a appelé le modus vivendi. Néanmoins, le Hezbollah est resté tout aussi puissant sur la scène politique libanaise et dans la région. Saad Hariri a fini par être accusé par une partie de sa base et ses alliés d’être trop conciliant avec le parti de Dieu. De même, l’Arabie saoudite a fini par être en profond désaccord avec son ancien protégé, comme en a témoigné la démission forcée du Premier ministre depuis Riyad, le 4 novembre 2017. Le royaume wahhabite et les autres pays du Golfe alliés à ce dernier finirent même par rappeler leurs ambassadeurs de Beyrouth fin octobre 2021 afin de protester contre des propos tenus par l’ancien ministre de l’Information Georges Cordahi concernant la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen.

La crise économique structurelle touchant le Liban depuis fin 2018 est sans précédent dans l’histoire du pays : la livre libanaise a perdu plus de 90 % de la valeur, les prix ont connu une inflation vertigineuse et la pauvreté s’est largement étendue à des franges de la population jusque-là épargnées. Le Cesao (Commission économique et sociale pour l'Asie occidentale) avait estimé que le taux de pauvreté était passé de 28 à 55 % entre 2019 et 2020. Désormais, le taux de pauvreté atteint des proportions inédites : plus de 80 % de la population libanaise vit dans une pauvreté « multidimensionnelle » et 40 % vit dans une extrême pauvreté.

Les manifestants dans la rue depuis octobre 2019 tiennent pour responsable l’ensemble de la classe politique au pouvoir, Saad Hariri inclus. Les politiques libérales débutées sous Rafic Hariri sont accusées d’être – au moins en partie – responsables de l’actuelle crise économique et financière. Si le chef du courant du Futur n’est pas le seul responsable mis en cause, il reste fortement conspué par les manifestants, y compris dans certains de ses fiefs (Saïda, Beyrouth-Ouest ou Tripoli).

La participation de l’électorat sunnite reste une des grandes inconnues du scrutin. Parallèlement à son retrait et celui de son mouvement politique, l’ancien président du Conseil a appelé ses partisans à boycotter le scrutin. Selon Saad Hariri, étant donné que la négociation avec le Hezbollah n’a rien donné et que son parrain régional l’a abandonné, il ne lui reste d’autre choix que de se mettre en retrait de la vie politique – l’affrontement avec le parti pro-iranien étant voué à l’échec. Selon certains analystes, son retrait pourrait d’abord bénéficier au Hezbollah et au régime syrien qui en profiteraient pour renforcer l’implantation de figures sunnites alliées.

Si le courant du Futur est la principale force politique sur la scène sunnite, malgré la fonte de son bloc parlementaire à la suite des élections législatives de mai 2018, il est également concurrencé par d’autres mouvements et personnalités politiques.

D’abord, des députés prosyriens, tels que Abdel Rahim Mrad (Békaa-Ouest), Adnane Traboulsi (Beyrouth II), Fayçal Karamé (Tripoli), Jihad Samad (Denniyé), Kassem Hachem (Marjeyoun-Hasbaya) ou Walid Succariyé (Baalbeck-Hermel), sont opposés à la « za’ama » de la famille Hariri, bénéficiant en cela de l’appui du Hezbollah. D’après les estimations les plus communes, ces figures prosyriennes bénéficient d’environ 30 % des voix de la communauté sunnite. De plus, le Premier ministre Nagib Mikati bénéficie lui aussi d’une certaine assise populaire, notamment dans son fief de Tripoli. Sa fortune lui a largement permis de s’investir dans la politique de sa ville et au niveau national (Dewailly, 2012). Autre milliardaire, Fouad Makhzoumi bénéficie, lui, d’une certaine popularité à Beyrouth.

Le fils aîné de Rafic Hariri, Baha’ Hariri, semble lui aussi avancer ses pions sur l’échiquier politique libanais. Son mouvement, Sawa li Loubnane, présente des candidats dans plusieurs circonscriptions (notamment à Beyrouth II et au Akkar). Le frère de Saad Hariri, opposé au dialogue avec le Hezbollah et longtemps en retrait des affaires politiques familiales, tentera ainsi de s’imposer sur la scène sunnite, même s’il ne s’est lui-même pas porté candidat aux élections législatives. À l’opposé de cette démarche, la sœur de Rafic Hariri, Bahia, actuellement députée de Saïda, a décidé de ne pas se représenter aux élections, se conformant ainsi au souhait de son neveu. Toujours à Saïda, le chef de l’Organisation populaire nassérienne Oussama Saad se représentera aux élections en menant la bataille aux côtés de figures indépendantes – le député de Saïda, autrefois proche du 8 Mars, s’étant fortement éloigné du Hezbollah et de ses alliés. Les mouvements issus des contestations populaires tenteront eux aussi de récupérer une partie de l’électorat haririen. Néanmoins, la multiplication de leurs listes électorales dans les différentes circonscriptions risque de les pénaliser fortement le jour du scrutin.

La décision de l’ancien Premier ministre de se retirer de la vie politique a divisé son parti, le courant du Futur. Certains des cadres du parti haririen – tels que Ahmad Fatfat, Moustapha Allouche ou Fouad Siniora – pensent qu’un retrait politique de leur mouvement ne ferait que renforcer le parti de Dieu. Fouad Siniora, également ancien président du Conseil des ministres et ancien bras droit de Rafic Hariri, a appelé à une participation massive de la part des sunnites le jour du scrutin. Il a été soutenu dans sa démarche par le mufti de la République Abdellatif Deriane, pourtant proche de Saad Hariri. Le chef de file des faucons sunnites avait même envisagé de se présenter personnellement à Beyrouth II, circonscription-clé pour la représentation sunnite, avant de se rétracter – celui-ci craignant que sa candidature ne soit interprétée comme un coup de poignard infligé dans le dos de Saad Hariri. Par solidarité avec Saad Hariri, Tammam Salam, député (Beyrouth II) et ancien Premier ministre, a également renoncé à se présenter.

La décision de Saad Hariri aurait même aiguisé l’appétit des Forces libanaises (FL), anciennement alliées au courant du Futur au sein de la coalition du 14 Mars – les relations entre les deux partis s’étant fortement détériorées ces dernières années. Les FL viseraient à obtenir plus de 20 sièges, dont certains sunnites, au sein du futur hémicycle, selon des propos tenus en privé par le chef des FL et rapportés dans L’Orient-Le Jour au mois de février. Néanmoins, la figure de Samir Geagea reste controversée au sein de la communauté sunnite, notamment à Tripoli, où les FL mèneront la bataille aux côtés d’Achraf Rifi, ancien ministre de la Justice. Celui-ci, gravitant autrefois dans l’orbite du courant du Futur, s’est brouillé avec Saad Hariri au sujet de la ligne politique à adopter face au Hezbollah et à ses alliés.

Une scène politique sunnite encore plus fracturée risque d’émerger à l’issue des prochaines élections.

Victor MAES

Références

Dewailly Bruno, « 6. Transformations du leadership tripolitain : le cas de Nagib Mikati », dans : Franck Mermier éd., Leaders et partisans au Liban. Paris, Karthala, « Hommes et sociétés », 2012, pp. 165-185.

Gervais Victor, « 4. L’ascension politique de Rafic Hariri : ampleur et limite de l’émergence d’un leadership sunnite unifié », dans : Franck Mermier éd., Leaders et partisans au Liban. Paris, Karthala, « Hommes et sociétés », 2012, pp. 107-136.

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