
Le poing, symbole de la thaoura, à Tripoli, complètement déchiqueté. Photo d’archives João Sousa
« J’ai envie d’oublier ce qu’est d’être libanais, ce passeport ne m’a apporté que des malheurs. » Rami*, qui avait manifesté à maintes reprises lors du soulèvement du 17 octobre 2019, a décidé de ne pas voter lors des législatives libanaises. Ils risquent d’être nombreux, à travers le pays, à avoir pris une décision similaire. Selon l’étude commandée par la Fondation Konrad-Adenauer-Stiftung, le taux d’abstention pour le scrutin du 15 mai est estimé à 50 %, soit sensiblement le même niveau qu’en 2018.
Pour « supporter » le pays, en attendant de trouver un moyen de le quitter, Rami a décidé de se créer une bulle qu’il ne compte pas faire exploser en allant voter. Pour lui, ce n’est pas la société civile qui pourra changer les choses, alors à quoi bon se rendre dans son bureau de vote du Kesrouan ? « Un papier et un stylo ne peuvent rien face aux milices. La société civile sera impuissante face à des criminels de guerre. Elle se comporte comme si on était en France », affirme ce jeune homme de 28 ans. Pourtant, le 17 octobre 2019, il est descendu dans la rue. Comme des centaines de milliers de personnes, il a hurlé « kellon yaané kellon » (tous, ça veut dire tous), slogan signifiant le rejet de la classe politique, jusqu’à en perdre la voix. À l’époque, et pour la première fois, il sentait qu’il se « réappropriait » les places publiques de Beyrouth qu’il trouvait jusque-là « froides, bourgeoises et exclusives ». Et comme des centaines de milliers de manifestants, à l’instar d’Adam, Léa*, Ghida, Roy et Nariman, Rami a manifesté pour mettre fin à la corruption et pour que « chute le régime ».
Ils avaient de l’espoir ce 17 octobre 2019. Et croyaient vivre un « moment historique ». Adam, un communicant âgé de 27 ans, se souvient de ce « sentiment d’inclusion et de solidarité sans précédent contre ce système oppressif ». L’espace d’un moment, Léa, une entrepreneuse de 24 ans, a cru, « à tort » dit-elle aujourd’hui, que la « nation s’était réveillée et cherchait à construire un avenir meilleur ».
C’est pour les mêmes raisons que Ghida avait décidé de manifester. « J’ai vu des gens qui partageaient un même espoir », dit celle qui rêvait de pouvoir continuer sa vie au Liban, mais qui a posé ses bagages à Dubaï il y a six mois. Roy, pour sa part, n’a pas quitté la rue depuis le premier jour du soulèvement. Jusqu’à aujourd’hui, il continue de manifester. Il y croit toujours, mais « bien moins qu’avant ».
La double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, qui a fait plus de 220 victimes et 6 500 blessés, a été un tournant. « Après ce drame, le peuple n’a pas bougé comme il aurait dû », estime Roy. « Je ne comprends pas comment une explosion causée par la corruption n’a pas poussé les partisans et sympathisants à se désolidariser de leur parti politique », renchérit Rami, lui-même blessé lors de la double déflagration. Sa maison et son bureau ont aussi été emportés.
« Les gens s’en foutent tant qu’ils sont payés en dollars »
L’absence de réaction de la population face aux diverses crises a eu, pour Léa, l’effet d’une douche froide. L’été dernier, après la crise du carburant qui s’est traduite par des files interminables devant les stations d’essence, ou celle de l’électricité qui se poursuit, elle décide de quitter ce pays dans lequel elle se sent « esclave ». Il y a quelques semaines, elle a été contrainte de revenir au Liban. « J’ai réalisé que les gens s’en fichent de tout tant qu’ils sont payés en dollars, tant qu’ils ne vivent pas à Tripoli ou dans la Békaa », s’indigne-t-elle en faisant référence à l’explosion d’une cuve de carburants à Tleil au Akkar qui a coûté la vie à une trentaine de personnes, le 15 août 2021. En référence, aussi, au naufrage d’un bateau de migrants au large de Tripoli, il y a une dizaine de jours, un drame qui a fait au moins six morts, tandis que plus de trente personnes sont toujours portées disparues. « Cette ville était la première ligne de front lors du soulèvement, et aujourd’hui il y a un désintérêt total à son égard. » Près de trois ans après la thaoura, Nariman, une infirmière de 31 ans dans un hôpital de Tripoli, a décidé de boycotter le scrutin. Elle se dit « frustrée » d’avoir eu à prendre cette décision après l’échec des listes de l’opposition à s’unifier, et en raison du manque de projet politique pour sa ville. Adam, lui aussi, ne compte pas se rendre à son bureau de vote à Nabatiyé, car « le changement ne se fait pas dans les urnes ». Choisir un moindre mal lors de ces élections ne convient pas à ce communiste qui voit cela comme « un outil utilisé par l’État bourgeois pour donner une illusion de changement tout en reproduisant le même système ». Quant à Léa, elle le crie haut et fort : « Je ne reconnais pas cette élection et ceci est ma déclaration de citoyenne. » La jeune femme ne fera pas le déplacement vers Baalbeck-Hermel pour « conserver sa dignité ». Les « chamailleries » entre les candidats de l’opposition et « leur absence de programme » la confortent dans son choix d’abstention. « Si nous avions une réelle opposition, les candidats mettraient de côté leurs désaccords, dit-elle. Je ne vais pas conduire pendant trois heures pour voter pour un joli visage. J’ai besoin de solutions et d’une feuille de route appropriée. »
Changer d’avis n’est pas exclu
Roy, qui vote à Beyrouth II, espère carrément que les élections seront différées. Pour le moment, il pense qu’aucun candidat dans sa circonscription n’a les épaules pour affronter la classe politique actuelle. « Je ne veux pas juste voter contre elle. » Même si les chances sont minces, il n’exclut pas de changer d’avis et, finalement, de se rendre aux urnes.
Car c’est le jour J que les choses se décident. Si aujourd’hui ils ont pris la décision de s’abstenir, ils pourraient changer d’avis demain. Ghida, il y a quelques semaines, assurait à qui voulait l’entendre qu’elle n’irait pas voter à Baabda, sa circonscription. Rentrée au Liban il y a quelques jours, elle a décidé de reporter son vol retour vers Dubaï pour faire son devoir de citoyenne. Comme les autres personnes interrogées, elle avait arrêté de croire au changement après le 4 août 2020. Comme les autres personnes interrogées, elle n’était convaincue par presque aucun candidat. Et comme elles, elle ne croit pas une seule seconde que ces élections vont changer la donne. Mais elle ne veut pas se réveiller un jour, en se disant qu’elle n’a pas fait entendre sa voix alors qu’elle le pouvait.
*Les prénoms ont été modifiés.
Ne pas voter c'est laisser les ennemis de notre pays profiter de mon abstention pour renforcer la tenaille avec laquelle ils tiennent la tête du Liban dans leurs mains. Voter c'est dire non à tous nos ennemis aux 4 points cardinaux du pays et décourager leurs mercenaires de continuer leur sale besogne qui consiste à supprimer notre patrie de la carte du monde en tant qu'Etat laïc et libre.
21 h 24, le 05 mai 2022