
Le Conseil des ministres s’est réuni mercredi à Baabda. Photo Dalati et Nohra
Alors que les tensions (re)montent depuis quelques jours entre le secteur bancaire et les déposants, victimes de restrictions massives sur leurs comptes depuis le début de la crise, le Conseil des ministres s’est réuni mercredi après-midi à Baabda sous la présidence du chef de l’État Michel Aoun, pour examiner un ordre du jour de 29 points, dont la sécurité alimentaire et surtout le projet de loi consacré au contrôle des capitaux. Le texte, qui doit réglementer les restrictions mises en place par les banques sans cadre légal depuis le début de la crise, avait été rejeté par les commissions parlementaires mixtes lundi, qui y avaient relevé plusieurs vices de forme, dont le fait qu’il n’émanait pas du gouvernement, avant d’être finalement retiré de l’ordre du jour de la séance plénière de la Chambre mardi.
L’objectif du gouvernement mercredi était donc de s’y replonger pour tenter de mitonner un projet de loi qui satisferait le Fonds monétaire international, dont les représentants sont arrivés aujourd'hui à Beyrouth pour une nouvelle visite, et qui pourrait être assumé par le Parlement à l’approche des élections législatives prévues en mai.
En début de séance, le Premier ministre Nagib Mikati a appelé toutes les parties prenantes à « prendre leurs responsabilités dans l’attente d’un accord avec le FMI », ajoutant que « toute la communauté internationale soutient le gouvernement ». Une référence probable aux dissensions politiques – à des fins électorales – qu’il avait dénoncées la veille au Parlement, assurant qu’il « ne se laisserait pas entraîner vers une démission » pour autant. Michel Aoun a, lui, souligné dans son discours d’entrée que « personne ne pouvait prendre des décisions seul », dans une critique implicite au fait que le projet de loi instaurant un contrôle des capitaux avait directement été envoyé au Parlement par l’équipe chargée de négocier avec le FMI. Au terme de la réunion, le gouvernement a annoncé par la bouche du vice-Premier ministre Saadé Chami avoir finalement approuvé le projet de loi, avec de « légères » modifications par rapport au projet d’origine. Un des changements majeurs concerne la commission ad hoc que la loi prévoit de créer pour piloter l’application des mesures. Les précédentes versions prévoyaient qu’elle soit composée du Premier ministre, ou de n’importe quel ministre désigné par lui, du ministre des Finances Youssef Khalil, du ministre de l’Économie et du Commerce Amine Salam, et du gouverneur de la BDL Riad Salamé. La dernière version intègre en plus deux experts économiques et un magistrat. Les compétences de la commission seront elle déterminées par un décret pris en Conseil des ministres (alors qu’elles étaient à l’origine toutes listées dans la loi).
Selon certaines informations non confirmées, la durée d’application est désormais de 2 ans au lieu des 5 ou 3 prévus dans les précédentes versions. Les étudiants inscrits à l’étranger, ainsi que leurs proches, entreraient enfin dans la liste des catégories pour lesquels les restrictions prévues pourront être modulées. Il reste que la version finale du texte, qui partira directement au Parlement, n’a cependant pas été acceptée par les ministres des deux formations chiites, Hezbollah et Amal... dont est d’ailleurs proche le ministre des Finances.
Les principaux points de la version de dimanche
Préparé par l’équipe de négociateurs chargés de discuter avec le FMI et composée de Saadé Chami, du ministre des Finances, de celui de l’Économie et du gouverneur de la BDL – actuellement ciblé par des enquêtes judiciaires au Liban et à l’étranger – les deux versions successives du projet de loi instaurant un contrôle formel des capitaux ont provoqué la controverse dès leur fuite dans les médias et sur les réseaux sociaux le week-end dernier. Selon la version diffusée dimanche, ce projet de loi met en place :
• Des restrictions provisoires sur plusieurs opérations bancaires, parmi lesquelles les retraits et les transferts à partir des comptes ouverts avant le 17 novembre 2019 et les ouvertures de nouveaux comptes, sauf ceux alimentés en dollars frais ou encore ceux destinés à la domiciliation salariale par exemple. Cette règle permet de légaliser une partie des restrictions unilatéralement mises en place par les banques pendant la période donnée.
• Dans certains cas toutefois, les déposants sont autorisés à transférer de l’argent à partir des comptes restreints si des dépenses concernant la santé à l’étranger doivent être effectuées ou pour des « importations nécessaires », définies par la commission ad hoc, comme les denrées alimentaires, le carburant, les médicaments ou les matières premières destinées à l’industrie.
• Ce texte propose ainsi le retrait d’« un maximum de 1 000 dollars mensuels, en devises ou en monnaie nationale », selon la commission. Par contre, la mention de retraits en livres libanaises via des paiements par carte a été retirée de cette version. Quant aux conversions en livres, celles-ci se font « en totalité » au taux dollar/livre fixé quotidiennement sur la plateforme Sayrafa de la BDL, également employée pour les impôts par exemple. Ce taux était établi mercredi à 22 050 livres, contre plus de 24 000 livres le dollar sur le marché parallèle.
• Enfin, le projet consacre la disponibilité des fonds frais, à partir également de la date pivot du 17 novembre 2019, en distinguant toutefois ceux transférés de l’étranger, « qui ont transité par une banque correspondante », et ceux en espèces. Cette disposition sert ainsi de moyen indirect de limiter l’abus de certains établissements libanais qui considéraient qu’un premier passage par une banque libanaise rendait cet argent « non frais ». Le texte demeure toutefois ambigu sur le statut des espèces en devises.
Les principales critiques du projet
Lundi, les commissions mixtes n’étaient pas les seules à avoir rejeté cet énième projet de loi sur le contrôle des capitaux que les autorités libanaises tentent de faire passer depuis au moins 2020. En effet, de nombreux experts s’y sont également opposés, y relevant de nombreuses anomalies. Parmi ceux-ci, le président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic), Karim Daher. Dans un article publié sur notre site lundi, l’avocat fiscaliste avait en effet soulevé de nombreux points problématiques dans la version mise à jour dimanche et qui était pressentie pour être passée en revue par le Parlement mardi, avant que les commissions mixtes ne se rebiffent.
Parmi ces points figurent :
• La création de la commission sans statut légal avec des prérogatives trop larges – telles que la possibilité de fixer les limites de retraits, de transferts et d’exceptions ou, si elle souhaite contourner la loi, le choix du taux de change appliqué – et discrétionnaires. Il n’est pas acquis que le fait de confier au Conseil des ministres le soin de déterminer ses compétences suffise à régler le problème.• Le fait que les décisions de cette commission soient mises en œuvre via des circulaires émises par la Banque centrale, ce qui donne plus de pouvoir au gouverneur de la BDL qu’au Premier ministre.
• Le contrôle a posteriori des décisions de la commission confié à la Commission de contrôle des banques (CCB) est pour Karim Daher trop léger. Les banques contrevenantes sont passibles de sanctions prévues par l’article 208 du Code de la monnaie et du crédit, les clients seront eux déférés suite à l’envoi du dossier par le conseil central de la BDL au procureur général près de la Cour de cassation, le juge Ghassan Oueidate. Seuls les tribunaux de Beyrouth pourront s’occuper de litiges relatifs à ce texte de loi. Et la « centrale » créée par la BDL et chargée, en plus de la CCB, de vérifier les opérations relatives à cette loi ne change pas la donne.
• Le texte limite les cas d’ouverture de nouveaux comptes, l’ajout de nouveaux titulaires sur des comptes déjà existants ou l’activation des comptes dormants. Les exceptions sont faites pour les domiciliations de salaire, la réception des fonds liés à la retraite ou provenant d’une entreprise ayant accordé un crédit (le client ayant présenté au préalable une garantie en devises) ou un compte tiers dont l’ouverture serait ordonnée par une décision de justice, la réception d’un transfert depuis l’étranger, la conversion d’un montant en livres, l’autorisation expresse de la commission ad hoc, l’ouverture d’un compte de « fonds frais ».
• Le fait que la loi ne précise pas le statut des dividendes, s’il s’agit d’argent frais ou pas.
• Parmi les autres griefs soulevés par d’autres acteurs figure notamment le fait que le projet de loi oblige les exportateurs à rapatrier l’argent provenant de la vente de biens ou de services produits au Liban. Le texte précise que la BDL fixera, via une circulaire, le montant des exportations à rapatrier. Pour couronner le tout, ces fonds ne pourront pas être considérés comme de l’argent frais.
• Le fait que rien ne permet de garantir que les droits déjà limités des déposants le seront encore plus si le secteur bancaire et la BDL réduisent la quantité de liquidités sur le marché, comme c’est le cas depuis le début de la crise pour les dollars et depuis au moins mai 2020 pour les livres. Or peu de transactions se font autrement qu’en espèces dans le pays, ce qui invalide au moins partiellement l’intérêt de permettre aux déposants de privilégier les paiements par carte.
La production de blé
Le Conseil des ministres devait également se prononcer sur la problématique de la sécurité alimentaire, les sources d’approvisionnement en blé du pays ayant été compromises par le conflit russo-ukrainien (plus de 90 % des importations de blé consommé au Liban arrivent tout droit de la mer Noire). Au cours de la réunion, le ministre de l’Agriculture Abbas Hajj Hassan a présenté son plan pour un « projet national agricole », afin d’aider la filière de production de blé au Liban. L’exécutif a approuvé ce projet dont l’objectif est aussi d’assurer d’ici à l’année prochaine 30 % de la production de blé tendre, utilisé pour la production de pain au niveau local a précisé le ministre au sortir de la réunion.
À son issue également, le ministre de l’Économie a publié un communiqué dans lequel il s’est à nouveau voulu rassurant quant aux réserves de blé au Liban et à la continuité du processus d’importation de cette denrée essentielle via d’autres provenances que les deux pays en conflit. Il a toutefois précisé que sa crainte est que « les prix augmentent », sur fond de montagnes russes des cours mondiaux des matières premières, dont les hydrocarbures, depuis le début de l’invasion russe le 24 février dernier.
Une crainte partagée par le secteur, alors que le président du syndicat des boulangers Ali Ibrahim et le porte-parole des importateurs de blé Ahmad Hoteit ont tous deux averti la presse avant la réunion du gouvernement que « les prix du pain vont augmenter », quitte à atteindre les « 20 ou 25 000 livres », a mis en garde le premier. Mardi, le ministère de l’Économie avait d’ailleurs modifié le poids des paquets et en a majoré les prix, avec un maximum de 14 000 livres pour un grand paquet de pain de 1 085 grammes. Le second syndicaliste a, lui, précisé que des navires chargés de blé sont en route pour le Liban, ajoutant avoir insisté auprès du Premier ministre et de la Banque du Liban que l’ouverture des crédits ne soit pas retardée pour le déchargement de ces cargaisons.
Le ministre a également annoncé que le projet de sécurité alimentaire, à hauteur de « 150 millions de dollars », sur lequel son ministère travaille avec la Banque mondiale est à un « stade avancé ». Un projet qui devrait donc financer la sécurité alimentaire du pays pour les « 6 à 7 mois à venir » en assurant « un flux continu des importations au Liban, un mécanisme d’importation de blé et le développement du secteur agricole ».
Enfin, Amine Salam a confirmé la coopération de son ministère avec « tous les supermarchés » du Liban afin d’obtenir une liste de prix uniformes de « 50 produits », à présenter chaque lundi. Cette liste sera accessible aux consommateurs et intervient alors que le jeûne du carême est en cours et que celui du ramadan commencera dans quelques jours.
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CarineBeidas
06 h 36, le 07 avril 2022