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Nos Lecteurs ont la Parole

La responsabilité dans le naufrage

La responsabilité dans le naufrage

En 2019, un 17 octobre, la rue s’est réveillée. Joseph Eid/AFP

Les temps sont durs. Évidemment, les temps sont durs. « La vie offre des noix à ceux qui n’ont pas de dents », disait un dicton que mon père aimait me répéter dans les années 90, les jours où il réussissait à exprimer son humeur cynique. Il venait, comme tous ceux qui avaient décidé d’être honnêtes, ou qui n’avaient pas eu l’occasion de ne pas l’être, de terminer de perdre tout ce qu’il avait pu se faire comme épargne durant la première moitié de sa vie. C’était, pour lui, la énième débandade de la livre libanaise de ces 15 années de folie qu’on continue d’attribuer aux « forces étrangères » comme s’il s’agissait du mauvais sort, en oubliant que, finalement, c’était bien des Libanais contre leurs frères, sœurs, cousin-e-s, voisin-e-s.

Histoire de se dédouaner, on a continué de l’appeler guerre civile. Comme si ça en faisait quelque chose de moins dégoûtant. Et ça a bien marché. Cette « déresponsabilisation » avait en effet permis de s’en remettre à une force divine, un jeteur de sort, un marabout, un mauvais œil. Et, pour accélérer la reconstruction d’un pays à genoux d’avoir gaspillé sa jeunesse, très vite on avait sacrifié les valeurs sur l’autel de la richesse monétaire. Très vite, comme me le faisait remarquer un ami, on avait transformé une partie de Risk en partie de Monopoly, en gardant les mêmes joueurs, en se disant qu’il serait probablement moins destructeur. En espérant peut-être qu’il n’y aurait pas de perdants. En oubliant qu’il y avait quelque chose à apprendre de ces années où des mégalomanes encensés avaient envoyé au massacre des familles, des villages et des villes dans le but d’asseoir une pseudo-autorité et un droit de la terre. Une version meurtrière du « je pisse le plus loin ».

Cette partie de Monopoly a bien duré. Et nous l’avons tous jouée. Les anciens chefs de guerre ont vite fait de se partager le vert ou le bleu, le jaune ou l’orange, les compagnies publiques et même les gares ! La majorité n’a fait que tourner.

Sauf que voilà, si le jeu est amusant pour les gagnants, qui ont tendance à s’imaginer qu’ils gagnent parce qu’ils sont plus doués, il l’est moins pour les perdants. En 2019, comme quand une partie s’éternise et que ceux qui ne s’amusent plus décident d’arrêter, un 17 octobre, la rue s’est réveillée. Marre de se faire piétiner et de tourner en rond pour le bonheur de ces faux caïds.

Une brise qui accouche d’une tempête. Et tout a basculé. Drames et tragédies successifs, l’espoir a déserté. Et nous avec. On se retrouve à regretter le temps où les voleurs volaient, tant qu’il nous restait des miettes. La mémoire n’étant pas une historienne, on oublie combien la situation allait mal, et on repense en cachette à cet heureux temps où le dollar valait 1 500 livres, comme un spectateur admire un tour de magie, quand bien même il connaîtrait le truc.

Or, comme la vie l’exige, le changement était inévitable. Sauf que le changement fait peur. Et la tentation de s’avouer vaincu est normale à l’approche d’une échéance aussi cruciale que les élections qui viennent, la défaite prédite étant toujours moins amère. Sauf qu’on n’a pas le droit d’avoir peur de l’amertume. Et même si on est tenté de tout laisser tomber parce que les chances que ça marche et que le changement arrive sont minimes, comme veulent le faire croire tous ceux qui gagnent de l’immobilisme. Les temps sont durs. Oui, les temps sont durs. Qui a envie de se mettre à rebâtir ? Qui a encore la force de se tenir debout quand tout s’écroule dans l’indifférence générale ? Qui croit encore que l’avenir peut être meilleur quand la planète implose ? Qui a envie de promettre que tout ira bien quand tout peut aller tellement mal ? Sauf que… et si la convalescence commençait vraiment ce mois de mai ? Comme disait Marc Aurèle, une entrave à l’action favorise l’action, et ce qui se trouve sur le chemin devient le chemin.

Il ne tient qu’à nous de s’assurer que le changement qui vient est positif pour les générations à venir. Au nom des derniers 36 mois qui ont été un mélange toxique d’euphorie, de tristesse sans fond, de disputes familiales sur le thème des loyalistes contre les réformateurs. La deuxième république est morte et enterrée. En tant que responsables du naufrage actuel, il ne revient qu’à nous d’accueillir la troisième république aux prochaines élections. Aucun de ces vendeurs de guerre déguisés en marchands de joie ne doit revenir. Sinon, ce sont encore quatre ans d’agonie auxquels beaucoup d’entre nous ne survivront pas, que le Liban est probablement incapable de supporter aussi. S’accrocher à ce qu’on connaît de peur de l’inconnu est tout aussi futile, puisqu’il faut accepter qu’on est déjà dans l’inconnu.

À nous de décider si on veut l’affronter pieds et poings liés, dans cette position de soumission qui nous a fait tant de tort au cours de la jeunesse de ce pays, ou si on peut comme un adolescent, se révolter et trouver la voie, notre voix. Les temps sont durs, oui, les temps sont durs. Mais dans le naufrage émerge l’opportunité de changer ce système qui a rendu l’âme. Avec trois fois plus d’expatriés enregistrés et prêts à voter, avec tous ceux qui ont rêvé un 17 octobre, qu’importe si l’opposition est unifiée ou non, qu’importe si on les connaît ou pas, il faut à tout prix voter pour du sang neuf, pour que le sang perdu n’ait pas coulé en vain. Le reste, tout le reste, relève de la théorie du « dratte sur le blatte ».

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Les temps sont durs. Évidemment, les temps sont durs. « La vie offre des noix à ceux qui n’ont pas de dents », disait un dicton que mon père aimait me répéter dans les années 90, les jours où il réussissait à exprimer son humeur cynique. Il venait, comme tous ceux qui avaient décidé d’être honnêtes, ou qui n’avaient pas eu l’occasion de ne pas l’être, de...

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