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Lifestyle - Photo-roman

Notre pays où l’on mange le mieux au monde

Au Liban, la mémoire de nos palais, de nos ventres, constitue une grande partie de notre mémoire collective. La nostalgie du pays est interchangeable avec la nostalgie de la nourriture. Et tous ceux qui sont loin du Liban, toutes conditions et situations confondues, tous diront avoir au moins une fois dans leur vie éprouvé ce manque terrible pour un plat de coussa, de taboulé, du maamoul, un chawarma ou une glace au sahlab...

Notre pays où l’on mange le mieux au monde

Photo tirée du compte Instagram @oldbeiruthlebanon

C’était en début de soirée sur la ligne 12. Elles sont montées à bord du métro à la station Pigalle, lentement et l’air perdues, pas certaines d’être dans le bon train. Elles se sont assises en face de moi après avoir décortiqué du regard tout ce qu’il y avait autour. Collées l’une à l’autre, avec leurs doudounes en polyester matelassé, leurs sacs à bandoulière serrés contre elles, leur amabilité prudente et, dans l’œil, cette inquiétude persistante qui trahissait que les deux jeunes femmes ne se sentaient pas tout à fait à l’aise, pas tout à fait d’ici. Pourtant, leurs regards rougis, assombris de cernes, montraient bien que la course folle de Paris n’avait plus de secrets pour elles. Comme la plupart des Parisiens autour de nous, elles semblaient au bout du rouleau. Elles avaient soigneusement scruté le plan de la ville, les paupières froissées par la lumière des néons, en comptant les arrêts jusqu’au métro Convention, tout au sud de Paris. Il leur restait dix-sept stations dont elles n’arrivaient pas toujours à prononcer les noms. Ça les avait amusées et chacun des mots qui leur tombait de la bouche était enrobé d’une lenteur familière et chantonnante, avec ces voyelles aux accents graves et ces r qui roulent : elles étaient libanaises. Autour du cou, l’une d’entre elles portait d’ailleurs le pendentif d’un cœur brisé dont la partie gauche avait la forme de la carte du Liban. D’exténuation, elle avait posé la tête sur l’épaule de sa copine, et elles avaient parlé d’un patron au regard vicelard, des Français qui se plaignent de tout et protestent pour un rien, d’une paire de bottes pour laquelle il faudra encore longtemps économiser, d’un mec qui n’a jamais rappelé, d’un rendez-vous angoissant à la préfecture de police, du linge à faire et du falafel du boulevard Barbès, si abject qu’elles avaient fini par le balancer à la poubelle. « Je mourrais maintenant pour du coussa mehché », avait dit l’une. «  Akh, du coussa mehché. Avec du labane », avait approuvé l’autre, les yeux tout d’un coup plissés de bonheur. Rien qu’à ces mots, j’avais réalisé à quel point le Liban, la maison me manquait.

Le goût de la maison

Les expatriés de plein gré, les partis à regret, les émigrés de force, les arrachés qui ont un pied ici et l’autre là-bas, tous ceux qui sont loin du Liban, toutes conditions et situations confondues, tous vous diront avoir, au moins une fois dans leur vie, éprouvé ce manque pour un plat de taboulé, une man’ouché ou une glace au sahlab. C’est qu’au Liban, la mémoire de nos palais, de nos ventres constitue une grande partie de notre mémoire collective. Chaque ragoût, chaque street food, chaque légume ou douceur de chez nous raconte à lui seul un moment, une personne, un rituel ou un souvenir précis. Quand les deux filles dans le métro ont évoqué devant moi ce plat de coussa dont elles rêvaient désormais, ça ressemblait à de la nostalgie pour le goût de la maison. J’imagine qu’elles avaient revu une mère dans ses bigoudis et son tablier à fleurs, occupée à vider puis farcir et aligner dans une casserole les courgettes achetées un peu plus tôt chez un primeur qui pousse son charriot dans les rues de Beyrouth en chantant en prose les louanges de ses légumes. Elles avaient sans doute songé à la cuisine de leur enfance, les échos d’un téléfilm turc dans le couloir, la voisine qui descend pour apporter de l’ail qui manque et donner son avis sur la recette, les brumes d’oignons frits qui enveloppent toute la maison, et puis cette assiette qu’il faudra ensuite terminer jusqu’à la dernière miette pour honorer l’effort, l’amour qui y ont été mis. C’est surtout ça qui leur avait manqué. Une quasi-sculpture de feuilles de vigne ou de choux farcis, roulés à la perfection, évoque les doigts tordus par l’arthrose d’une grand-mère qui aurait passé toute la nuit, avant le repas du dimanche, à parfaire sa pièce montée, en grognant parce que sa descendance ne maîtrisera jamais son geste. Une kebbé arnabiyyé, dont on dit qu’elle porte ce nom parce que auparavant on la cuisinait avec du chou-fleur, ses mille et une nuances d’agrume et dont chacune des familles beyrouthines dit détenir la meilleure recette. Et puis l’odeur ronde et suave de l’arak qui suffit à refaire monter à la surface les rires d’une fin de déjeuner dans un restaurant au bord d’un fleuve ou, la nuit, sous une vigne à laquelle la lune se serait enchevêtrée. Les maamouls, comme des petits coussins sucrés aux accents de fleurs d’oranger que l’on mangeait en secret, impossible d’y résister, alors qu’il était formellement interdit d’y toucher avant le samedi de Pâques, superstition oblige. Et les mchabbak, ces fritures sucrées qu’on vendait pendant les fêtes dans des stands devant les églises et à la sortie des mosquées, et dont la couleur, du rouge tressé à l’or, me fait encore briller les yeux. En été, les merry creams et les glaces à la achta, à la rose, à l’abricot, dans leurs cornets qui avaient un étrange goût de carton, et vers lesquelles on se ruait au moment de la sieste, après une partie de ballon chasseur sur la place du village ou, plus tard, à l’adolescence, sur la rue Bliss.

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Les fruits et légumes qui racontent les saisons

Dans le snack du quartier, un burger libanais, enveloppé dans du papier alu, farci à l’envi de frites (charnues et croustillantes, libanaises, elles aussi), d’oignons et de coleslaw, qu’on mangeait en se salissant les doigts, un match de basket dans le téléviseur antédiluvien suspendu au-dessus. Le chawarma de chez Boubouffe ou Joseph, dont on aurait dit qu’il est œuvre d’un sculpteur, le sandwich de taouk et frites, « avec extra toum », le lahem bi 3ajin et ses éclaboussures de citron, la man’ouché duvetée que quémandaient, à la pause déjeuner, des hommes en costard et des peintres aux vêtements blanchis, venus poser leur fatigue ici, sur un comptoir, avec un Pepsi ou un Mirinda en jouant au loto et causant politique. L’éternelle rivalité entre les deux frères Sayhoun par laquelle tout le Liban se sent concerné, à tel point qu’on ne serait pas surpris si elle finit un jour par provoquer une guerre civile! Leurs boulettes qu’on penserait taillées dans l’or, que des gaillards tatoués s’enfilent par trois, affalés sur leurs mobylettes. Les kaaket au picon, au sumac, ces sacs de pain que les filles s’amusaient à porter autour du coude, l’odeur brûlée du maïs ou celle, charnue, des châtaignes, qui évoquent aussitôt la silhouette d’un vendeur ambulant le long de la Corniche. La coriandre frite, les effluves charnus d’un barbecue de fortune, le parfum charbonneux d’un farrouj qui crépite sur le feu, la dentelle d’un pain markouk, le bruit d’un mortier sur une kebbé du Nord. L’étincelle que provoque un taboulé dans nos palais, puis les vapeurs d’un café noir, d’un café blanc, qui résument si bien le bonheur d’un dimanche libanais. Les olives vertes qui nous renvoient à un champ d’oliviers à Koura, l’odeur tenace des clémentines sur les doigts en hiver, les amandes vertes et les jararingues quand reviennent les beaux jours. Les pêches blanches de Bickfaya, les tomates joufflues de Sannine, ces fruits et légumes qui racontent un potager oublié et le passage des saisons. Le meghlé des naissances, le rêve blanc d’une mouhallabiyeh, les forêts-noires et leurs fruits en conserve, introuvables ailleurs qu’au Liban, les kol wou chkor des grandes occasions, la knéfé dégoulinante de sirop, les loukoums compressés entre deux biscuits Ghandour, qu’un(e) inconnu(e) vous sert avec un sourire, un alf sahtein et de l’amour à n’en plus finir.

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Le pouvoir du mot « tfaddal »

Toutes ces choses qui, comme les deux filles du métro, nous serrent le cœur quand on est loin et qu’on y pense, simplement parce qu’elles ont le goût du bonheur. Qu’elles abritent en elles le goût du Liban. Le goût de la maison.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

C’était en début de soirée sur la ligne 12. Elles sont montées à bord du métro à la station Pigalle, lentement et l’air perdues, pas certaines d’être dans le bon train. Elles se sont assises en face de moi après avoir décortiqué du regard tout ce qu’il y avait autour. Collées l’une à l’autre, avec leurs doudounes en polyester matelassé, leurs sacs à bandoulière serrés...

commentaires (3)

Ce manque que vous décrivez touche chaque Libanais expatrié. Il faut pardonner certains commentaires, les Libanais du Liban ne peuvent pas comprendre. J'ai la chance de pouvoir revenir régulièrement au Liban et j'apprécie chaque minute que j'y passe. Pour certains, et j'en fais partie, la vie au Liban est préférable à celle vécue à l'étranger.

K1000

12 h 26, le 14 mars 2022

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Commentaires (3)

  • Ce manque que vous décrivez touche chaque Libanais expatrié. Il faut pardonner certains commentaires, les Libanais du Liban ne peuvent pas comprendre. J'ai la chance de pouvoir revenir régulièrement au Liban et j'apprécie chaque minute que j'y passe. Pour certains, et j'en fais partie, la vie au Liban est préférable à celle vécue à l'étranger.

    K1000

    12 h 26, le 14 mars 2022

  • De grâce arrêtez cette nostalgie infantile! C’est comme ceux qui continuent à répéter qu’au Liban on peut nager et faire du ski le même jour. Et alors? On n’a rien d’autre, on vit comme des misérables, aucune sécurité dans aucun domaine et vous nous parlez du Liban des années 70. Pourquoi ne pas revenir au temps du Mandat Français, c’était encore mieux.

    Lecteur excédé par la censure

    07 h 58, le 14 mars 2022

  • Le Liban n a jamais vraiment existé. Que dans notre imagination

    Robert Moumdjian

    04 h 03, le 14 mars 2022

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