Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Le pouvoir du mot « tfaddal »

La culture du « tfaddal » est une énième facette de ce mystère qui fait que les Libanais trouvent toujours le moyen de donner, d’ouvrir leurs bras et leurs maisons, même quand ils n’ont plus rien, même quand on leur a tout pris.

Le pouvoir du mot « tfaddal »

Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon

C’était dans les jours qui ont suivi cette innommable chose qu’on s’est accordé à appeler le 4 août. Son appartement n’était plus qu’une enfilade de murs sur le point de s’effondrer. Depuis la rue qu’on déblayait cette après-midi-là avec un groupe de volontaires, on pouvait tout voir de son intérieur. On voyait qu’il n’y avait plus rien, si ce n’étaient ces rideaux en point de croix, des boyaux qui se boursouflaient à travers les fenêtres sans vitres. Pas même une semaine ne s’était écoulée depuis le crime, et c’est tout un monde qui était englouti. Accoudée à la balustrade, avec cet air de chaton blessé qu’on a envie de protéger, Rose était comme la mémoire d’un temps révolu. Elle commençait à ingérer le poison de ce qui était arrivé et qui avait effacé sa ville, sa vie. J’ai compris ce qu’était la mort quand j’ai croisé son regard, vide, vidé. Mais quand elle m’a vu, liquéfié de chaleur au pied de son immeuble, Rose m’a fait un signe de la main : « Tfaddal. Tu dois avoir soif, tfaddal. » Cette femme qui n’avait littéralement plus rien, qui venait de se rendre compte qu’elle avait tout perdu en une fraction de seconde, m’invitait à monter chez elle pour me donner quelque chose à boire. Jamais avant ce jour je n’avais mesuré le pouvoir d’un tfaddal, l’un des mots les plus intraduisibles, mais des plus touchants de ce langage que nous avons fabriqué.

« El-beit baytak »

Sans trop réfléchir, j’avais grimpé les deux étages, en évitant soigneusement de poser les pieds sur des débris de verre ou une tache de sang. Je crois que ce jour-là, c’était ma énième tentative de déchiffrer cette énigme qui m’obsède, ce mystère qui fait que les Libanais trouvent toujours le moyen de donner, même quand on leur a tout pris. La cuisine de Rose, repliée sur une cour intérieure pleine de jasmins, de néfliers et d’orangers, avait été épargnée du souffle de la double explosion. Debout parmi les ruines de sa vie passée, Rose remerciait le ciel pour ce miracle. Je n’en revenais pas. Elle m’avait demandé de m’installer, « Rteih. Repose-toi », sur une chaise en plastique bleu délavé. Elle s’était mille fois excusée pour le désordre, puis elle avait mélangé en deux mouvements de la main de l’eau et du sirop de rose, en tenant à me préciser que « les pétales proviennent de mon village dans la Békaa ». En quelques minutes, c’était comme si on se connaissait depuis des lustres. En quelques minutes, l’inconnu que j’étais faisais déjà partie de sa famille.

Et au moment de partir, Rose m’avait fait promettre de revenir, en rajoutant à son tfaddal un « el-beit baytak ». Cette maison, réduite à des souvenirs de poussière et de sang, « c’est la tienne ». Tout d’un coup, en un mot, l’incalculable sauvagerie de notre pays ne pouvait plus rien contre la tendresse dont nous sommes capables, malgré tout. À la force du terme tfaddal, qui avait résonné comme une promesse, Rose m’avait prouvé que l’on peut continuer à avoir foi en l’autre, alors même que circulaient des histoires sordides de vols et de pillages d’appartements délaissés après l’explosion.


Lire aussi

Le miracle du Liban

Il est vrai que cette culture du tfaddal est un trait éminemment méditerranéen. Mais il faut dire qu’au Liban, là où on l’on est sans cesse montés les uns contre les autres au nom de je ne sais quel dieu ou quel diable, il y a quelque chose d’assez fou et d’incompréhensible dans cette façon de s’obstiner à avoir confiance envers les inconnus, comme ça, instinctivement. D’un tfaddal à l’autre, voilà ce qui explique peut-être pourquoi si peu de gens, comparé à l’amplitude du génocide du 4 août, ont dormi dans la rue dans les jours qui ont suivi.

Infinie intimité

Aujourd’hui, quand je ferme les yeux et que j’entends le mot tfaddal, je revois ces cafés-trottoirs de la rue Hamra dont les légendes m’ont bercé depuis l’enfance. Mon grand-père me raconte que les maîtres d’hôtel, le cheveu lustré, raie sur le côté, costumes papillon rouge pétarade, s’alignaient au seuil de ces établissements : le Café de Paris, le Wimpy, le Horse Shoe... Ils invitaient les chalands à se poser-là, dans la lumière duvetée d’une après-midi à Beyrouth.

« Tfaddalo », disaient-ils en souriant à qui passait. Et les passants s’installaient, ils avaient tout d’un coup l’impression d’être chez eux.

Je repense à ces hivers de guerre où les voisins qui avaient la chance d’avoir de l’eau invitaient tout le quartier, parfois même les combattants qui protégeaient la rue, à venir se doucher, se réchauffer ou manger un bout chez eux. Je revois une dame en bigoudis, affalée dans un rayon de soleil autour d’une jungle de gardénias plantés dans des conserves de Nido, qui à l’aube, invite – en la sifflant – la voisine d’en face à venir la rejoindre. Aussitôt, celle-ci s’arrête d’étendre son linge et traverse la rue dans sa robe de chambre, avec sa rakwé et son paquet de Cedars. « Tfaddalé ! » qui ricoche de balcon en balcon, n’est-ce pas le bruit phare d’un matin à Beyrouth ?D’ailleurs je ne peux pas oublier le jour où j’ai emménagé dans mon appartement, et que le premier mot qu’avait prononcé Pierre, le voisin du dessus, en me voyant était « tfaddal ». Il m’avait reçu avec sa femme comme s’ils attendaient ma visite depuis la veille et il m’avait posé des questions intrusives, mais que j’avais trouvées drôles et touchantes. Et depuis ce jour, à chaque fois que je le croise dans la cage d’escalier, il insiste systématiquement à ce que vienne déjeuner, dîner ou prendre « quelque chose de frais », alors que je sais bien à quel point tout lui est difficile en ce moment.


Lire aussi

Un pays impossible à détester

«Tfaddal », vous dira une vendeuse, en vous proposant de partager son repas, pour peu que vous vous aventuriez dans la boutique à l’heure du déjeuner. «Tfaddal », vous diront des gens que vous ne connaissez pas, dans un village où vous êtes a priori étranger, en vous ouvrant leurs bras et leurs maisons modestes. Et là, face à cette intimité qui se crée en un mot, sans la moindre retenue, sans la moindre appréhension, on sait qu’ils auront beau essayer d’émietter ce pays, de nous monter les uns contre les autres au nom de je ne sais quel Dieu ou quel diable, ils ne pourront rien contre le pouvoir d’un tfaddal.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

C’était dans les jours qui ont suivi cette innommable chose qu’on s’est accordé à appeler le 4 août. Son appartement n’était plus qu’une enfilade de murs sur le point de s’effondrer. Depuis la rue qu’on déblayait cette après-midi-là avec un groupe de volontaires, on pouvait tout voir de son intérieur. On voyait qu’il n’y avait plus rien, si ce n’étaient...

commentaires (6)

Notre petit Liban, biblique, que le Christ visita à plusieurs reprises, est grand dans ces moments, parfois lorsqu'il touche le fond. Ce témoignage est digne des apôtres du Christ

Nicolas ZAHAR

20 h 10, le 31 janvier 2022

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Notre petit Liban, biblique, que le Christ visita à plusieurs reprises, est grand dans ces moments, parfois lorsqu'il touche le fond. Ce témoignage est digne des apôtres du Christ

    Nicolas ZAHAR

    20 h 10, le 31 janvier 2022

  • Merci pour ce bel hommage, mille fois vérifié, notamment durant la guerre. Jamais un Libanais ou une Libanaise ne dira : "Je n'ai rien à vous offrir, désolé". Non, il vous invitera d'un "tfaddale" et ira chez un voisin chercher une dose de café et un biscuit. Comment lire ces témoignages sans verser des larmes de crocodile ? Comment être insensible à tout l'amour que ce peuple est prêt à déverser, même dans les pires épreuves ? Comment ne pas se sentir couvert de honte quand on voit l'indifférence de "ceux qui ont tout" ?

    Agcha

    18 h 35, le 31 janvier 2022

  • J'aime cet rubrique ! La photo me fait penser a la rue Hamra.

    Stes David

    16 h 55, le 31 janvier 2022

  • TRES PAUVRE JOURNAL AUJOURD,HUI. LE DESTIN DU MONDE SE JOUE ENTRE L,OCCIDENT ET LA RUSSIE POUR L,UKRAINE ET AVEC LA CHINE EN MER DE CHINE ET AUCUN MOT TOUTE LA SEMAINE POUR INFORMER LES LECTEURS DE CE QUI SE PASSE. ON SE RESUME A DES NOUVELLES LOCALES OU IL N,Y A PAS A PAYER DES AGENCES . INFORMEZ LES LECTEURS DE CE QUI SE PASSE AU JOURNAL QUI N,EN EST PLUS UN.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 06, le 31 janvier 2022

  • C est cette même hospitalité hors du commun , ce tfaddal emblématique qui nous a emmené palestiniens et syriens et qui nous a entraîné dans une guerre civile qui n est loin d être terminee

    Robert Moumdjian

    05 h 22, le 31 janvier 2022

  • Mot magique!

    Wow

    02 h 11, le 31 janvier 2022

Retour en haut