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Lifestyle - Nostalgie

Avec la fermeture de Way In, Hamra tourne une belle page de son histoire

La librairie, véritable oasis de calme au cœur d’un quartier débordant de vie, ferme ses portes 51 ans après sa création.

Avec la fermeture de Way In, Hamra tourne une belle page de son histoire

L’entrée de la librairie Way In. Photo Ziad Saber

« Les librairies ressemblent à des forteresses solitaires qui répandent leur lumière sur le trottoir. Elles éduquent leurs quartiers », écrivait le romancier John Updike dans un essai paru en 2006 dans le New York Times. Depuis quelques jours, Beyrouth a perdu l’une des siennes. Le Way In, pilier emblématique de Hamra, a définitivement fermé ses portes après 51 ans de service ininterrompu. « Cette dernière semaine a été à la fois la pire et la meilleure », déclare le propriétaire Ziad Saber à L’Orient Today dans la boutique désormais étrangement vide. Il fixe les derniers livres qui restent, déterminé à se battre et à attirer les derniers clients – non pas pour engranger du profit, mais pour faire ses adieux à l’endroit et prolonger sa durée de vie avec un peu plus de bavardage et quelques souvenirs. « Prendre la décision de fermer a été la chose la plus difficile que j’ai eu à faire, mais les réactions que les gens ont eues resteront mon meilleur souvenir. » En 1971, son père ouvre l’une des premières librairies de Hamra, « si ce n’est la première, mais je n’en suis pas sûr », précise Ziad Saber, durant ce qu’il appelle les « meilleures années » de son cher quartier. Quatre ans avant le début de la guerre civile au Liban, Hamra était considéré comme le cœur battant de la ville, son phare culturel. Ses rues étaient parsemées de théâtres, de cafés, de cinémas et de restaurants. Ce n’était pas seulement l’intelligentsia de Beyrouth qui s’y réunissait, mais toutes les personnes qui vivaient dans la capitale, quel que soit leur milieu socio-économique ou leur quartier d’origine. Il y avait toujours quelque chose de magique à se noyer dans la cacophonie de la rue Hamra avant de descendre ces escaliers qui menaient au Way In. Là, on se retrouvait dans une autre dimension, telle une oasis de calme contemplatif dans une rue, une ville et un pays pleins de vie. Au-delà de ce sentiment unique, la librairie se forge une réputation grâce à sa panoplie éclectique de journaux et magazines européens et américains, de même que pour son éventail de revues universitaires, comme le Journal of Palestine Studies et le Jerusalem Quarterly, qui donnaient un petit aperçu du tissu social du magasin et de ses clients, mais aussi de son célèbre quartier militant. Capitale d’un État faible avec des allures cosmopolites indéniables, Beyrouth attirait alors de nombreux écrivains et intellectuels du Moyen-Orient. Hamra offrait, du moins provisoirement, un refuge sûr aux dissidents et aux activistes, séduisant des intellectuels comme le philosophe Sadiq Jalal al-Azm, le poète syrien Nizar Qabbani ou les pointures palestiniennes Ghassan Kanafani et Mahmoud Darwish, qui avaient tous élu domicile dans la ville.

L’intérieur de la librairie Way In avant sa fermeture. Photo Ziad Saber

Un demi-siècle de souvenirs précieux

En 51 ans, le Way In n’a jamais changé de nom, d’emplacement ou de propriétaire. Et ce n’est pas maintenant qu’il va le faire… Ziad Saber a passé des mois à essayer de trouver une solution pour rester ouvert, mais, puisqu’il quitte le Liban et que ses parents ne sont plus en mesure de gérer le magasin, l’atout de cette librairie qui brassait tant de gens va manquer : la famille. C’est « la seule chose que les gens ont mentionnée ces derniers mois », souligne-t-il. « C’était plus qu’une simple librairie pour eux, c’était un foyer », ajoute-t-il. « C’est une grande partie de mon adolescence, je traînais ma mère chez Way In tous les samedis pour acheter des magazines. Ils me reconnaissaient toujours et savaient ce que je venais prendre », se souvient Karma Ekmeji, une vraie fille de Ras Beyrouth. Elle ajoute que le large choix de magazines étrangers était essentiel pour elle et ses amis. Ses souvenirs sont liés à la magie d’une époque plus simple, dépourvue de réseaux sociaux. « J’étais une grande fan du groupe Take That, bien avant internet. Ces revues nous procuraient notre dose hebdomadaire ou mensuelle de potins sur les célébrités, sans compter les posters pliés à l’intérieur que nous récupérions pour décorer notre chambre », se rappelle encore Karma Ekmeji. Comme elle, d’autres gardent aussi de bons souvenirs de leur visite à la librairie. « Quand j’étais en première année à l’AUB en 1998, j’étais un adolescent communiste naïf qui avait une compréhension superficielle de l’idéologie gauchiste et qui ne la comprenait pas vraiment au-delà du fait d’être en faveur des droits des travailleurs, raconte un fidèle client du Way In à L’Orient Today. Un jour, j’y suis entré pour acheter du papier à lettres et j’ai trouvé le poster parfait pour ma chambre d’étudiant, celui de Che Guevara. »

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Karma Ekmeji avoue être surprise que la librairie ait réussi à tenir aussi longtemps, pas seulement à cause des nombreuses crises qui ont frappé le pays depuis 2019, mais aussi parce que « les gens ne semblent plus lire, ils se lassent au-delà de 240 caractères sur Twitter ». Ziad Saber affirme pourtant que la baisse des bénéfices due à la crise financière n’a pas été la principale raison de sa décision de fermer le magasin. « En fait, ça marchait encore assez bien... Pas comme avant, bien sûr, mais nous faisions encore des recettes. La raison n’est pas la situation actuelle mais plutôt celle qui nous attend. » Saber pense qu’il faudra au moins cinq ans au pays pour s’extraire de sa crise financière. Mais ce temps est un luxe que lui, comme beaucoup d’autres, ne peut plus se permettre. « J’ai fait beaucoup de recherches avant de prendre cette décision et je peux vous dire que les livres ne sont pas morts. Pas même au Liban. Mais ce qui attend le Liban dans les six prochains mois, c’est l’enfer. Qui aura alors de l’argent à dépenser sur des livres ? » s’interroge-t-il, avant d’ajouter, d’un ton provocant : « Je blâme la dawlé (l’État) pour tout. Je le fais depuis 30 ans, 40 ans. Pas seulement pour cela, mais aussi parce que le Liban a perdu son côté culturel, ses habitants. Une librairie ne devrait jamais fermer. Ils m’ont fait quitter le pays et fermer cette belle œuvre d’art. » Lorsqu’un journaliste de L’Orient Today, après une récente visite à la librairie, a publié sur Twitter que le Way In fermerait fin février, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Des personnes de tout âge, de tout quartier et vivant dans de nombreux pays ont rapidement partagé leur choc et leur tristesse en apprenant la fin de ce que beaucoup considèrent être une référence en la matière.

L’entrée de la librairie Way In. Photo F.S.K.

Un point de repère

« J’y suis allé en juillet dernier, un jour après mon arrivée à Beyrouth, car c’est l’une de mes librairies préférées à Hamra. Il n’y avait pas d’électricité, les étagères étaient presque vides et l’employé était déçu et s’excusait. Je pense souvent à ce jour et je regrette à présent de ne pas y avoir acheté un dernier livre », écrit Nour Hijazi sur Twitter. Les Beyrouthins et les Libanais n’ont pas été les seuls à être bouleversés par la fermeture imminente du Way In. De nombreux étrangers, résidents ou simples touristes, ont fait part de leur tristesse. Sebastian Usher a fait ses adieux à « un autre point de repère qui disparaît de Hamra ». « La librairie Way In ressemblait à la caverne d’Aladin, surtout avec ses éditions de poche américaines qui semblaient si passionnantes pour quelqu’un qui venait d’Angleterre. » La journaliste suisse Marguerite Meyer raconte à L’Orient Today qu’elle y a acheté son premier livre de vocabulaire d’arabe en dialecte levantin et se souvient avoir pensé : « Maintenant, j’y suis arrivée ! Je peux le faire ! » Si elle affirme que son arabe laisse encore largement à désirer, le livre la « motive un peu chaque fois qu’elle l’ouvre ».

Comme pour souligner le point de vue de Ziad Saber selon qui l’héritage du Way In représentait bien plus qu’une simple librairie, nombreux sont ceux qui ont eu recours aux médias sociaux pour exprimer ce qu’ils considèrent comme la perte d’une certaine communauté, et pour partager des souvenirs de temps plus heureux.

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« La librairie existe depuis bien avant la guerre, se souvient quelqu’un avec émotion. Je me rappelle avoir épluché des castanas (châtaignes) avec Richard et Dom devant la fenêtre, abandonnant négligemment la peau devant le magasin, ce qui nous a valu un regard foudroyant des personnes à l’intérieur. » D’autres voient dans cette fermeture le symbole de ce que de nombreux Libanais considèrent comme l’érosion du tissu social et culturel du Liban face à l’effondrement économique. « Les gens valables ne tiendront pas le coup avec cette situation... C’est une pollution morale », écrit Rola Costa Sowan. « Les librairies disparaissent dans le monde, mais voir Beyrouth se désintégrer et perdre certains de ses piliers comme cette librairie, témoin des temps, c’est très triste… On s’accroche à une ville qui a cessé d’exister comme beaucoup l’ont connue pendant des décennies », déplore Tamara al-Rifai. « Une autre victime de la classe politique au Liban », dit avec mépris un autre abonné de Twitter. « Ce n’est que lorsque nous avons décidé de fermer que nous avons réalisé à quel point les gens étaient attachés à cette librairie et à son impact culturel », explique d’ailleurs Ziad Saber. Le fait que la librairie ait été un élément aussi récurrent dans les souvenirs de tant de personnes à Hamra a peut-être quelque chose à voir avec le fait qu’en 51 ans, le Way In n’a jamais fermé ses portes, à part pendant un mois en 2020 à cause de la pandémie de coronavirus. « Même pendant les quinze années de guerre civile, quand la capitale était coupée en deux, entre l’Est et l’Ouest, elle est restée ouverte. Les gens venaient toujours de partout dans Beyrouth », se rappelle le libraire. Ziad Mansour se souvient avec émotion d’avoir traversé la ligne verte, qui délimitait la capitale entre les factions belligérantes de part et d’autre pendant la guerre civile de 1975-1990, et de s’être rendu à Hamra pendant les premières années de la guerre. « Ce n’était pas si grave pour nous, peut-être parce que nous avions l’arrogance et l’intrépidité propres à la jeunesse, souligne-t-il. Je me souviens d’avoir rencontré un ami au Way In, on feuilletait des magazines internationaux pour pouvoir fantasmer sur un monde au-delà de Beyrouth. » Ziad Mansour raconte qu’il n’avait jamais les moyens d’acheter quoi que ce soit, mais « le capitaine », c’est ainsi que tout le monde appelait le propriétaire, dit-il, ne le réprimandait jamais, lui ou ses amis. « Il savait que nous avions si peu de moyens à l’époque, c’était un type bien. »

Ziad Saber insiste sur le fait que le Way In doit son succès, outre ses clients fidèles, à la touche personnelle apportée par sa famille. Il affirme que tant qu’il tentera sa chance à l’étranger, la librairie ne rouvrira pas. « Cependant, ajoute-t-il avec un clin d’œil, si la situation au Liban le permet, cela restera toujours mon plan préféré de retraite. Rouvrir le Way In et continuer à créer des souvenirs. »

Cet article est paru dans sa version originale anglophone dans l’édition du 1er mars 2022 de « L’Orient Today ».

« Les librairies ressemblent à des forteresses solitaires qui répandent leur lumière sur le trottoir. Elles éduquent leurs quartiers », écrivait le romancier John Updike dans un essai paru en 2006 dans le New York Times. Depuis quelques jours, Beyrouth a perdu l’une des siennes. Le Way In, pilier emblématique de Hamra, a définitivement fermé ses portes après 51 ans de...

commentaires (3)

Une part du printemps de ma vie, et de mon innocence d'alors, s'en va avec cette librairie que j'ai tant adorée pendant mon adolescence et ma prime jeunesse. A mes yeux de jeune arabe de l'époque, cette librairie était la fenêtre d'entrée vers le vaste et merveilleux monde extérieur. Tout ce que je continue d'apprécier à 58 ans (l'humour ''occidental'' décalé, le rock, le jazz, la poésie, et l'esthétique en général) a connu sa vie embryonnaire sous le trottoir, dans ce véritable Xanadu qui savait allumer des feux d'artifice dans mes yeux d'enfant. A chaque séjour à Beyrouth, depuis bientôt 40 ans, je ne manquais pas de rendre visite à cet antre de paix et de culture, ne fût-ce que pour en respirer l'odeur et me souvenir de mes années d'innocence et de révolte. Il est toujours regrettable de voir une librairie fermer, mais la perte de celle-ci en particulier laissera une cicatrice indélébile. Il n'y aura malheureusement plus rien à glaner sous le trottoir. Azzam AWADA

AWADA Azzam

16 h 19, le 09 mars 2022

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Commentaires (3)

  • Une part du printemps de ma vie, et de mon innocence d'alors, s'en va avec cette librairie que j'ai tant adorée pendant mon adolescence et ma prime jeunesse. A mes yeux de jeune arabe de l'époque, cette librairie était la fenêtre d'entrée vers le vaste et merveilleux monde extérieur. Tout ce que je continue d'apprécier à 58 ans (l'humour ''occidental'' décalé, le rock, le jazz, la poésie, et l'esthétique en général) a connu sa vie embryonnaire sous le trottoir, dans ce véritable Xanadu qui savait allumer des feux d'artifice dans mes yeux d'enfant. A chaque séjour à Beyrouth, depuis bientôt 40 ans, je ne manquais pas de rendre visite à cet antre de paix et de culture, ne fût-ce que pour en respirer l'odeur et me souvenir de mes années d'innocence et de révolte. Il est toujours regrettable de voir une librairie fermer, mais la perte de celle-ci en particulier laissera une cicatrice indélébile. Il n'y aura malheureusement plus rien à glaner sous le trottoir. Azzam AWADA

    AWADA Azzam

    16 h 19, le 09 mars 2022

  • Still remember buying science fiction books there, before heading straight to the Horse Shoe. When bookshops close, a part of me dies. In spite of being underground, “Bookstores are lonely forts, spilling light onto the sidewalk. They civilize their neighbourhoods.” – John Updike

    Evariste

    22 h 17, le 08 mars 2022

  • Triste et déprimant de constater que le Liban continue d'être vidé de sa substance culturelle universelle.

    Remy Martin

    13 h 41, le 08 mars 2022

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