Rechercher
Rechercher

Culture - Reportage

Au Liban, les amoureux du livre tentent de braver la tempête

Le pouvoir d’achat de nombreux Libanais ayant considérablement diminué, les livres sont devenus un luxe. Comment, dès lors, les librairies, et le secteur en général, survivent-ils ?

Au Liban, les amoureux du livre tentent de braver la tempête

Une employée de la librairie Halabi de Beyrouth arrange des livres sur les étagères. Photo João Sousa/L’Orient Today

Nichée au cœur du quartier bondé et animé de Kaskas à Beyrouth, à quelques pas du camp palestinien de Chatila, la librairie Halabi est un havre de paix pour les amoureux du livre. Les murs de la petite boutique sont tapissés d’ouvrages en tous genres, des best-sellers aux livres rares, en passant par des exemplaires de collection et des éditions originales. On y trouve aussi des timbres anciens, des cartes, des affiches et des marque-pages.

En cet après-midi d’hiver, Karine Atoui, enseignante et passionnée de livres, se fraie un chemin entre les rayons consacrés à la littérature étrangère, au mystère, à la science-

fiction, à la poésie et à la critique littéraire. « Comme je n’ai pas beaucoup d’argent, je dois toujours être très attentive à mes choix. Je viens ici pour sortir un livre de l’étagère, examiner sa couverture, sentir ses pages, me promener entre ses lignes et imaginer les tempêtes à venir », explique cette lectrice à L’Orient Today.

Il y a quelques mois à peine, la librairie, véritable refuge pour Atoui et d’autres férus de lecture, a failli être emportée par la crise économique. Le pouvoir d’achat de nombreux Libanais ayant considérablement diminué, les livres, désormais « hors de portée », s’apparentent à un luxe. Au Liban, les dépenses relatives aux loisirs ont diminué, ce qui crée notamment de grand trous dans le bilan de la plupart des librairies. S’il est certain que le secteur du livre au Liban a subi un sérieux revers avec la crise économique, son ampleur reste encore floue.

« Avant la crise économique et la pandémie, nous surveillions les ventes avec attention, mais avec optimisme, nous préparions la vente de nouveaux livres et organisions des séances de lecture pour enfants ainsi que des signatures. Mais tout s’est arrêté en 2020, ce qui a eu un énorme impact sur nos ventes et nos revenus », indique à L’Orient Today Lana Halabi, qui a hérité de son père cette librairie fondée il y a 30 ans.

Karim Najem sirote son café en lisant à Barzakh, un café-librairie récemment ouvert à Hamra. Photo João Sousa/L’Orient Today

« Dans une mauvaise passe mais toujours debout »
Au plus fort de la crise de l’électricité de l’été dernier, Lana Halabi a été contrainte de fermer temporairement car le coût du générateur, ainsi que les salaires du personnel, devenaient « très lourds ». « Nous comptions sur les commandes en ligne pour continuer à payer le personnel et faire marcher l’entreprise », explique-t-elle. La librairie a surmonté de nombreux obstacles, elle est maintenant « dans une mauvaise passe mais elle est toujours debout », assure-t-elle encore. Aujourd’hui, les nouveaux défis nécessitent de nouvelles stratégies pour fidéliser les clients, comme acheter des lampes de poche à mettre à leur disposition lorsque l’électricité est coupée...

D’autres établissements qui proposent des livres et servent de centres communautaires se trouvent dans une situation similaire, mais ont dans leur majorité, également trouvé les moyens de perdurer.

« Dans le monde numérique d’aujourd’hui, où les géants du livre en ligne épuisent les petites entreprises, les librairies sont obligées de réfléchir à de nouvelles stratégies pour attirer et fidéliser les clients », explique à L’Orient Today Jad Ghazaly, membre fondateur de Barzakh, espace culturel et organisation à but non lucratif qui a ouvert ses portes l’an dernier dans le quartier central de Hamra. Il explique que Barzakh devait ouvrir en 2019, mais que ce n’était « pas le bon moment. Cependant, alors que la crise persistait, nous avons pensé qu’il n’y aurait jamais de bon moment pour ouvrir, alors nous sommes allés de l’avant et avons simplement franchi le pas ».

Un panneau à l’intérieur de la librairie Halabi invite les lecteurs à soutenir l’établissement. João Sousa/L’Orient Today

Alors que le café-librairie est loin d’être un nouveau concept, Barzakh y a apporté sa touche de modernité. L’espace propose une programmation quotidienne de projections de films, de lectures de poésie, de conférences et de « salons de musique » ou concerts informels. Outre les nouveautés de l’édition, la bibliothèque de Barzakh comprend une large gamme de livres d’occasion et de documents d’archives, dont certains ne sont pas à vendre. Avec une bibliothèque composée de plus de 50 000 livres, magazines, publications et cassettes, Barzakh est devenu un refuge pour beaucoup alors que tant de tempêtes frappent le pays. « Je vais toujours à Barzakh quand j’ai besoin de m’évader d’à peu près tout », confie Karim Najem entre deux gorgées de café, l’ouvrage Les 40 règles de l’amour entre les mains.

Jad Ghazaly explique que la crise a « forcé » les gérants à « réinventer les lieux de manière stratégique et ciblée pour répondre aux besoins et aux demandes de la communauté ». En raison de ces liens et investissements communautaires, déclare-t-il, « nous sommes convaincus que Barzakh s’en sortira en ces temps difficiles ». Mais toutes les librairies de Beyrouth ne connaissent pas forcément un sort aussi favorable. La crise financière et économique actuelle a également fait des ravages sur de nombreuses entreprises locales, les forçant à fermer et à licencier leurs employés.

En mai 2020, Dar Bistro & Books, un restaurant-librairie situé à Wardiyé, qui accueillait également des événements culturels, a annoncé sa fermeture. Dans une publication sur Facebook, l’espace avait indiqué : « C’est avec le cœur lourd que nous partageons la nouvelle de la fermeture de Dar. Cela a été une décision particulièrement difficile à prendre, après beaucoup de délibérations, de calculs et d’introspection. Nous avons vraiment fait de notre mieux, mais en ces temps difficiles, à l’ère des incertitudes économiques et de la distanciation sociale, nous avons dû réfléchir à la manière de concilier cela avec un espace créé pour rassembler les gens. » « Nous avons décidé de fermer afin d’éviter de sous-payer notre personnel, de le mettre en danger face à l’épidémie et de décevoir nos clients en faisant des compromis sur la qualité », soutient Rima Abouchakra, cofondatrice de Dar Bistro à L’Orient Today. « En plus de cela, ajoute-t-elle, le stock de livres de Dar a été acheté en dollars, et vu l’incertitude sur l’avenir, la meilleure décision était de céder l’espace. »

Mahmoud Abou el-Hassan propriétaire d’un kiosque à journaux à Hamra. João Sousa/L’Orient Today

L’espoir ne meurt pas
Malgré cette conjoncture, certains libraires gardent espoir face à la morosité ambiante. En raison des contrôles informels des capitaux imposés par les banques et du fait que tout le monde n’a pas accès aux méthodes de paiement en ligne, de nombreux lecteurs ne sont plus en mesure de payer les magazines électroniques avec une carte de crédit en devises étrangères. Mahmoud Abou el-Hassan, propriétaire d’un kiosque à journaux à Hamra, déclare ainsi qu’au cours des deux dernières années, il a « plus vendu de magazines étrangers que jamais ». « Des publications telles que The Economist et Foreign Affairs coûtaient entre 10 000 et 20 000 LL avant la crise, elles sont vendues aujourd’hui à plus de 120 000 LL, mais les lecteurs, en particulier les hommes d’affaires qui souhaitent en savoir plus sur la situation économique mondiale, ne pouvant plus payer l’abonnement par carte bancaire en ligne (en raison des restrictions bancaires, NDLR), se rabattent sur la version papier. » Abou el-Hassan explique que les ventes de journaux ont également augmenté car les gens « semblent avoir soif d’informations et de reportages économiques, sanitaires ou politiques pendant la crise ». Selon lui, à mesure que la crise économique s’intensifie, « certains lecteurs se tournent vers ces médias pour y trouver des conseils sur la façon de gérer leurs propres finances ». En parallèle, le kiosquier a constaté une diminution du nombre de ventes de livres. « C’est probablement à cause des nouveaux prix très élevés, donc je ne vends presque pas d’ouvrages, déclare-t-il. Ce serait une perte totale pour moi d’acheter quelque chose qui ne sera probablement pas écoulé de sitôt. »

Lina Halabi relève également un changement dans les habitudes d’achat des lecteurs. En pleine crise, de nombreuses personnes « recherchent réconfort et tranquillité d’esprit, par conséquent, les livres qui permettent d’y parvenir sont en demande constante de nos jours », précise-t-elle. Pour l’instant, la librairie est là pour répondre à cette demande, mais son avenir est loin d’être assuré. « Plus que tout, nous devons considérer nos librairies comme le joyau de notre couronne et faire tout notre possible, à tous les niveaux, pour assurer leur survie », conclut Lina Halabi.

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 10 janvier 2022.)

Nichée au cœur du quartier bondé et animé de Kaskas à Beyrouth, à quelques pas du camp palestinien de Chatila, la librairie Halabi est un havre de paix pour les amoureux du livre. Les murs de la petite boutique sont tapissés d’ouvrages en tous genres, des best-sellers aux livres rares, en passant par des exemplaires de collection et des éditions originales. On y trouve aussi des timbres...

commentaires (3)

Au Liban, le livre est beaucoup mieux que la livre. Sans chauvinisme.

Gros Gnon

18 h 25, le 14 janvier 2022

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Au Liban, le livre est beaucoup mieux que la livre. Sans chauvinisme.

    Gros Gnon

    18 h 25, le 14 janvier 2022

  • Les livres sont nos meilleurs compagnons. Heureusement qu'il y aura toujours des bibliothèques... à moins qu'on ne soit obligé de brûler tous les livres lorsque la crise nous aura privés de combustibles. Après tout, plus rien n'est surprenant ou impossible dans ce pays...

    Politiquement incorrect(e)

    16 h 42, le 14 janvier 2022

  • Les livres c'est un produit important du Liban. Comme partout dans le monde, il y a le defi ou le probleme du 'numerique' c.a.d. de comment developer un modele de vente de livres et de e-books. C'est interessant de lire qu'en vue des restrictions bancaires, il y a mainenant plus de demande pour des versions en papier au Liban. Pourtant cela c'est un phenomene temporaire et la vente en-ligne (digital) sera dans mon opinion un point fort du Liban dans le futur.

    Stes David

    11 h 57, le 14 janvier 2022

Retour en haut