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Lifestyle - Photo-roman

Nous sommes un peuple traumatisé

Nés au milieu de ce cratère appelé Liban, nos corps sont des réservoirs de traumatismes que l’on croit oubliés mais qu’un rien, un avion qui vole trop bas, un camion-poubelle qui se charge, la foudre ou le claquement d’une porte suffit à réveiller.

Nous sommes un peuple traumatisé

Photo tirée du film « West Beirut » de Ziad Doueiri (1998)

C’est un mal qui s’est déclaré à la seconde où elle est devenue mère. Un truc informulable qui la mine, d’autant qu’elle n’y peut rien. À chaque fois que ses enfants sortent, ce même truc qui revient se loger au creux de son estomac. Ils ont beau avoir quinze ans, dix-huit, peu lui importe, à peine claquent-ils la porte qu’elle est déjà postée à la fenêtre, au garde-à-vous, des fois que quelqu’un viendrait à les faire disparaître entre l’entrée de l’immeuble et le taxi qui les attend et qu’elle a évidemment mandaté, manuel d’instructions à l’appui. « Tu conduis prudemment. Tu m’appelles à la minute où tu les déposes. » Taxi Georges, elle n’a confiance qu’en lui. Dix minutes plus tard, dix minutes seulement, car elle ne peut pas tenir plus longtemps, son portable en main, elle se retient d’appeler. Mais ça la brûle, elle tourne en rond, son rythme cardiaque s’intensifie à mesure que mille et un scénarios catastrophe lui cavalent dans la tête. Elle se revoit à leur âge, en 1976, rentrant avec son copain Walid d’une petite fugue dans le quartier, puis soudain, en un claquement de doigts, les snipers qui reviennent à la charge. Walid est touché par une balle et meurt à ses pieds. Elle avait seize ans. Elle finit par céder, elle appelle : « Vous êtes où ? Tout va bien? » « Maman, tu es cinglée, on vient juste de partir ! » À chaque fois que les enfants sortent, ce film d’horreur se met à jouer, elle se dit que la même chose va leur arriver, qu’elle ne les reverra plus jamais. À chaque fois qu’ils sortent, cette même trouille dans la poitrine, qui est un peu celle de ses seize ans. Cette trouille, elle a beau la repousser, elle n’y peut rien. Elle n’a jamais réussi à s’en séparer. C’est plus fort qu’elle. Comme tous les Libanais, elle dit, mine de rien : je suis traumatisée...

« Chou fi ? Habat albé »

Aussi commune soit-elle, il suffit de connaître cette bribe d’histoire pour comprendre notre histoire. Nés au milieu de ce cratère appelé Liban, nos corps portent en eux comme un maudit matériel génétique des traumatismes que l’on croit guéris mais qu’un rien suffit à faire remonter à la surface. L’histoire de cette maman qui s’imagine que ses enfants vont crever pour peu qu’ils sortent de son champ de vision, n’est-ce pas celle de toutes les mères libanaises ? L’histoire des mères qui se retournent dans leur lit avec des sueurs froides et ne parviennent à fermer l’œil que lorsqu’elles entendent la clef s’enfoncer dans la serrure. Ce bruit qui est leur plus grand soulagement, seulement parce qu’il signifie que la terreur de perdre leurs enfants a eu une période de grâce, remise au lendemain. L’histoire des mères qui meurent de trouille dès qu’elles voient le numéro de l’école s’afficher sur leur écran, persuadées que voilà, le scénario est bouclé, c’est fini. L’autocar a culbuté dans une vallée, l’enfant est certainement mort sur-le-champ.

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Cette folie qui nous lie au Liban

L’histoire des mères dont les nerfs flanchent, dont les cœurs lâchent, habat albé, cette expression que l’on connaît tous si bien, pour peu que leurs enfants leur passent un coup de fil après 20h : «  Chou fi ? Dis-moi ! J’arrive. » On a tous dans les oreilles la voix de nos mères qui, jusqu’à ce qu’on ait cent ans, s’imagineront le pire si elles ont plus d’un appel en absence de notre part. L’histoire des mères qui ont constamment peur que leurs enfants crèvent de faim, « tu as mangé ? Tu as l’air pâle », ou de froid, « mets un pull, même s’il fait 40 degrés, tu vas tomber malade », une manière de déplacer le sort prêt à s’abattre sur nous, parce que c’est comme ça, chez nous. L’histoire des mères qui s’éreintent tout de même à conjurer ce sort et couvrent leur progéniture d’yeux bleus contre le mauvais sort, de figurines de saints et de volutes d’encens, comme si chaque matin ils allaient au champ de bataille. L’histoire de celles qui ont connu les abjections de la guerre, et même les autres qui n’ont pas connu les bombes et le sang mais qui, sans le savoir, perpétuent mécaniquement des traumas dont elles ont hérité. Comme un défaut de fabrication.

L’éternelle valise de l’« au-cas-où »

C’est l’histoire de ceux qui sont restés au Liban mais qui ont toujours gardé, au fond d’une armoire ou à côté de la porte d’entrée, l’éternelle valise de l’au-cas-où, convaincus qu’un jour ou l’autre, l’heure de la fuite sonnera fatalement. Ceux qui conservent encore sous un matelas une kalachnikov poussiéreuse et répètent : « On ne sait jamais », alors qu’ils ne sont pas capables de faire du mal à une fourmi. L’histoire de ceux qui n’ont jamais vraiment refermé leurs abris après la guerre et qui, au moindre tir de joie au motif d’un diplôme ou d’un enterrement, y dégringolent à nouveau, comme avant, toute la famille sur le dos. L’histoire de ceux qui sont partis, qui ont, sur le papier, fui le danger, mais qu’une notification d’un média libanais sur leur écran suffit à faire fondre en larmes au milieu d’un Zoom call ou en plein métro. L’histoire de ceux qui sont devenus fous, qui font des cauchemars et dont le peu de force tient à un cacheton de Xanax ou une bouteille de whisky. L’histoire de ceux pour qui chaque jour qui a suivi le 4 août portera la même date. L’histoire de ceux qui en arrivent à se détester seulement parce qu’ils ont survécu à ce crime, et s’en veulent d’être vivants aujourd’hui.

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Un pays impossible à détester

Ceux en qui un claquement de porte, un camion-poubelle qui se décharge, un feu d’artifice ou un avion qui vole trop bas, un rien réussit à réveiller cette bête qui n’a jamais quitté leur corps. Ceux qui jusqu’à ce jour essayent de sourire, font semblant de vivre, semblant de continuer, mais qui finissent invariablement par en reparler, de ce mal invisible, ce poison qui s’est immiscé dans le moindre de leurs pores et ne l’a plus jamais quitté. Ceux qui pleurent pour tout, sursautent pour un rien, ont peur de prendre l’ascenseur, craignent la nuit et le silence, vivent dans un coin, rasent les murs sans comprendre pourquoi, regardent machinalement par-dessus leur épaule, perdent le sommeil, des cheveux, du poids et parfois l’envie de vivre. Ceux que vous perdez au milieu d’une conversation, qui ont les épaules en berne, la tête éternellement en alerte et dont quelque chose dans le regard s’est éteint. Et qui, coûte que coûte et presque par miracle, se débrouillent toujours pour se relever.

C’est l’histoire de mes amis à Beyrouth qui, alors que j’écris ces lignes, ont été se jeter sous une table, se cacher dans les toilettes, ont fondu en larmes et ont été convaincus que leur fin était venue parce qu’un monstrueux avion israélien a encore violé notre ciel, volé trop bas vendredi dernier. Sans la moindre réaction de ceux qui ont souillé le concept noble de résistance. Les mêmes messages, les mêmes mots, la même impuissance tramée de colère, je les ai reçus en plein ventre : « Je tremble, je suis en larmes, j’ai cru que c’était le 4 août de nouveau. J’ai cru que cette fois, je n’allais pas y échapper. »

C’est l’histoire d’une génération traumatisée mais qui, malgré tout, aussi cassée et mortifiée soit-elle, a juré le 4 août, à nouveau vendredi dernier, et, j’espère dans les urnes en mai prochain, qu’elle fera tout pour que la prochaine génération soit épargnée. Et plus que des années de thérapie dont nous avons tous terriblement besoin, cela reste la plus belle des promesses de guérison.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

C’est un mal qui s’est déclaré à la seconde où elle est devenue mère. Un truc informulable qui la mine, d’autant qu’elle n’y peut rien. À chaque fois que ses enfants sortent, ce même truc qui revient se loger au creux de son estomac. Ils ont beau avoir quinze ans, dix-huit, peu lui importe, à peine claquent-ils la porte qu’elle est déjà postée à la fenêtre, au...
commentaires (3)

Notre vie, nos drames...

Sfeir walid

15 h 39, le 21 février 2022

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Commentaires (3)

  • Notre vie, nos drames...

    Sfeir walid

    15 h 39, le 21 février 2022

  • le LIBAN sous MANDAT Européen ou comme la plateforme SINGAPOUR.. raz le bol de notre destinée et de nos maux ! et des "Arabes". On mérite de VIVRE PLEINEMENT.

    Marie Claude

    10 h 17, le 21 février 2022

  • J’ai les larmes qui coulent !????! Tellement vrai ! Pas un roman . . la triste vérité

    Jocelyne badran

    00 h 46, le 21 février 2022

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