
Photo Marie-Noëlle Fattal @beirutfootsteps
L’avion n’avait même pas encore effleuré le tarmac que tu étais déjà pris d’un profond sentiment d’agacement. Autour de toi, les passagers se bousculaient, te bousculaient, leurs têtes penchées vers les hublots, à chercher un signe de leur ville évaporée dans le noir, comme pour s’assurer qu’elle existe encore. Ils n’ont rien trouvé. Certains étaient déjà debout, en train de passer des coups de fil, faire tomber leurs bagages ou distribuer des baffes à leurs enfants qui braillaient en cavalant dans les couloirs constellés de bouteilles vides et de mouchoirs froissés. « On a les dirigeants que l’on mérite », as-tu pensé en silence, avec un brin de mépris que tu ne te connaissais pas. À la porte de l’avion où l’intégralité des passagers s’étaient entassés, des hommes louches, mi-flics et mi-mafieux, avec leurs flingues plantés autour de la taille et leurs yeux dédaigneux, attendaient les heureux élus à qui ils feront couper les files d’attente. « Dans quelle jungle je viens de débarquer ? Ce pays se réparera-t-il un jour ? Et par où commencer, comment faire, puisque tout, absolument tout, est à refaire ? »
Qu’est-ce que je fais là ?
La vraie claque, tu te l’es prise dès la sortie de l’avion, à mesure que tu te remplissais lentement d’une odeur de pourriture et de cendre refroidie. C’est cela, le nouveau parfum de ton pays ? Une fois le coton-tige du test PCR enfoncé jusqu’au moindre recoin de ta cervelle, une fois ton passeport tamponné par un employé qui t’a scruté de la tête aux orteils comme si tu étais l’auteur de crimes en série, il t’a fallu aller à la quête de tes bagages dont on t’avait prévenu d’avance qu’« au moins un sera perdu ou volé ». Au bout d’une heure d’attente, épuisé, assourdi et au bord de la crise de nerfs, tu as arrêté d’espérer ta deuxième valise et tu t’es dirigé vers la sortie en te demandant : « Qu’est-ce que je fais là ? Mais qu’est-ce qui m’a pris de rentrer ? » Et puis, soudain, aux arrivées, tu as vu juste devant toi un enfant de trois ou quatre ans se frayer un chemin entre les bagages qui traînaient dans le hall. L’enfant a couru vers les arrivées, il s’était arrêté un instant, puis il avait poursuivi sa course vers les bras de sa grand-mère où il s’était jeté. « Tu as tellement grandi, to2borné, je ne t’aurais presque pas reconnu », lui avait dit la vieille dame en le recouvrant de baisers, en l’étouffant de son amour. Et là, devant cette chose si belle et poignante que sont les arrivées de l’aéroport de Beyrouth, tu t’es alors surpris à aimer follement ce pays que tu haïssais trois minutes plus tôt. Ce moment résumera en une poignée de secondes le reste de ton séjour, et en tout cas cette sensation hélas inexplicable, cette impression impossible à nommer que provoque en toi le Liban : celle d’être constamment irrité et attendri, les deux à la fois. Tu seras assailli par une horde de chauffeurs de taxi dont tu connais les ruses, dont on t’a raconté, comme ça, mine de rien, que leurs tarifs exorbitants servaient à renflouer les caisses volées de quelque chef de clan. Tu te sentiras agressé par l’index redressé d’un irréfutable terroriste dont les portraits géants déploient leurs ombres tout le long de l’autoroute.
Tu te sentiras dévoré par l’étendue de l’obscurité, simplement dégoûté par l’idée que ceux qui en sont responsables n’éprouvent pas la moindre honte, le moindre scrupule, à aller jurer qu’ils sont victimes d’un complot.
Qu’on ne les a pas laissés faire. Tu te sentiras coupable et complètement démuni lorsque le chauffeur de taxi te racontera son quotidien qui défie le pire des enfers.
Et aussitôt, tout ce que tu avais l’habitude de voir derrière ton écran, tous ces mots que tu lisais de loin, sans prendre la mesure de leur sens, tout cela sera là sous tes yeux, pour de vrai.
Tu te rependras le même coup dans l’estomac, sec et sauvage, pour peu que ton regard trébuche par mégarde sur le port et ses décombres, l’amplitude des dégâts, le poids du silence et de l’impunité qui ont suivi.
Il suffit d’un rien
En dessous de chez toi, tu te rendras compte que le courant ne reviendra pas avant demain matin, et tu seras contraint de grimper les six étages à pied, en jonglant entre tes valises et la pile électrique de ton téléphone portable. Tu t’écrouleras de fatigue et de colère, tu ne sais même plus, avec cette même question qui reviendra t’assaillir : qu’est-ce qui m’a pris de rentrer ? Et brusquement, dès les premières heures du lendemain, il te suffira d’un rien pour basculer à nouveau de l’autre côté de ce grand écart entre haine et amour. Il suffira de rien, d’un moineau de passage qui se posera à ta fenêtre dans la lumière beurrée d’un décembre libanais ; sur la branche d’un bougainvillier que seul le climat de ce pays peut faire fleurir en plein hiver. Il suffira de ce parfum que tu connais par cœur, le café turc qui se mélange à la coriandre et l’ail que ta mère serait en train de faire frire à la lueur d’une bougie. Toujours pas de courant, mais qu’importe. Il suffira de croiser son regard reconnaissable parmi mille, ce regard qui abritera pour toujours, même quand tu auras cent ans, du bonheur et de l’inquiétude. Le regard de tes amis d’ici dont tu sais que malgré le temps et la distance, ils continueront de te comprendre sans un mot, te connaître comme personne. Il suffira d’une poignée de mots échangés avec ces personnages de ton quartier, ceux qui sont restés et qui ne sont plus que les gardiens de ton enfance.
Il te suffira d’aller voir la mer, cette nuance de bleu dont tu te demandes à chaque fois comment la nature a fait pour la produire, et puis la jeter sur cette face si chaotique du monde.
Il te suffira de t’arrêter là, un instant, regarder les hommes aux torses reluisants jouer comme des enfants au bord de la mer, dans le vent, avec les montagnes qui semblent si proches, plantées là. Te demander, comme lorsque tu avais croisé cet enfant dans la jungle de l’aéroport, comment ce moment qui ressemble au bonheur pouvait avoir lieu dans un pays dont tout le reste montre qu’il est fini. Et il te suffira de ça, cette incohérence de plus, cette intrusion de beauté au milieu de la mort, pour que tu comprennes pourquoi ce pays est impossible à détester.
Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
??❤️❤️
00 h 15, le 21 janvier 2022