Quand on regarde en arrière, qu’on regarde comment étaient nos vies il y a quelques années, on réalise avec regret et amertume qu’elles étaient plutôt belles. C’était il n’y a pas si longtemps que ça. Trois ans, tout au plus. Nos vies étaient plus faciles. Malgré des difficultés pour certains, il y avait une certaine douceur qu’on ne réalisait pas vraiment à l’époque. Une joie de vivre et une insouciance qui ne nous avaient incontestablement jamais quittés. Sauf ces deux dernières années.
On dit souvent qu’on ne réalise la valeur des choses et des gens que lorsqu’on les a perdus. On sait maintenant que, même si on se plaignait ou qu’on pestait à propos de certains petits hics de la vie de tous les jours, la vie qu’on menait il y a quelques années avait de la valeur. Les tracas du quotidien n’étaient en somme que des tracas du quotidien. Il est vrai qu’on avait des coupures d’électricité, des soucis de moteur, des problèmes de citerne ; vrai qu’on n’avait pas une vie normale comme dans d’autres pays, mais on avait autre chose. On avait quelque chose en plus. Et malgré les embouteillages, la fermeture des routes à cause du passage d’un politicien zélé à ne rien faire, l’incompétence du daraké au carrefour, les chauffards du dimanche qui arrivaient à contre-sens ou le manque incontestable de sens civique de nos concitoyens, on avait quelque chose en plus. Ces petits riens qui faisaient tout.
Le sourire des gens. Celui du dekkanjé qui, si on n’avait pas assez de livres libanaises en poches, nous proposait de revenir payer le lendemain. Le sourire de la vendeuse de fruits et légumes qui nous faisait goûter les premières clémentines acides et nous disait d’attendre une semaine pour que le prix des cerises baisse un peu. La gentillesse des villageois quand on demandait son chemin, et que certains prenaient la peine de nous emmener là où on voulait aller, en nous devançant en voiture pour nous prendre sur la bonne route. La ténacité du chauffeur de taxi à se donner du mal pour nous parler en français parce qu’on avait une tête étrangère et qui se faisait un point d’honneur de mettre Radio Nostalgie pour qu’on ne se sente pas dépaysé. La générosité du type à l’autre bout du fil à qui on commandait régulièrement des formules la7em mechwi, hommos, frites et salade orientale, qui nous mettait dans cette grande boîte en carton trois sikhs au lieu de deux.
On a perdu leurs sourires. Ils les ont troqués contre une mélancolie non feinte. La tristesse s’est emparée d’eux. La pharmacienne ne nous sourit plus. Comment le pourrait-elle, d’ailleurs, quand elle nous dit qu’elle est désolée de ne plus avoir nos piqûres d’insuline ? Le vieux monsieur de la dekkené du coin ne sourit plus non plus. Il ne sait plus comment facturer ces misérables Chiclets qu’il donnait quand il n’avait plus de monnaie. Et plus personne ne nous montre le chemin…
Elles étaient belles, nos vies d’avant. Belles, quand on décidait à la dernière minute d’embarquer les amis et d’aller passer la journée à la mer. De revenir ensuite à Beyrouth pour prendre un verre dans les rues bondées de Mar Mikhaël et finir la soirée jusqu’à pas d’heure sur le dancefloor de Decks on the Beach. On rentrait à l’aube en prenant soin de manger une man’ouché avec un Bonjus à l’ananas en se foutant bien du reflux que cela provoquerait. On dormait quelques heures pour repartir vers les cimes du Barouk et respirer le grand air. Et, le soir venu, on se retrouvait chez l’un d’entre nous, pour rire, pleurer, parler d’avenir, de projets, de vacances, de voyages et des prochaines soirées où on irait fouler le parquet ciré.
De ces années-là, il ne reste pratiquement plus rien, si ce n’est des photos et des instantanés que l’on retrouve dans les souvenirs de nos réseaux sociaux. Nous avions le plus beau pays du monde. Aussi cliché que soit cette phrase, elle est, malgré tout, intrinsèquement vraie. Nous avions le plus beau pays du monde. Un pays bercé de lumière et d’air iodé, de fraîcheur et de ciel bleuté. Un pays rempli de sourires et de gens heureux qui n’avaient pour seul but que de continuer à vivre avec indolence sur cette terre qui était la leur.
commentaires (9)
tes articles sont si bidons
Abdallah Barakat
23 h 51, le 17 février 2022