Je me suis assise sur le bord du lit, il était 23 heures. Je me suis dépêchée de brancher mon téléphone et mon ordinateur pour que leurs batteries aient le temps d’être pleines. J’ai vérifié que mes power banks étaient à 100 %. J’ai été voir quel lampadaire était encore allumé pour ne pas être surprise durant la nuit noire. J’ai appelé mon fils pour m’assurer qu’il avait bien la clé de la porte d’en bas puisqu’elle ne s’ouvre pas automatiquement quand il n’y a pas de courant. J’ai vérifié mes UPS pour continuer à avoir internet et donc être joignable la nuit, puisque MTC ne fonctionne plus dans le quartier depuis presque un an. Et puis surtout pour pouvoir travailler dans le silence ou binger sur Netflix. J’ai sorti à la dernière minute ma bouteille d’eau froide du frigo que je n’ai plus ouvert jusqu’au lendemain. Pour ne pas être surprise au petit matin, j’ai regardé si l’interrupteur de la minuterie de l’eau chaude était bien relevé parce que je l’avais baissé afin de faire fonctionner le micro-ondes.
J’ai ouvert ma boîte à médicaments et j’ai compté le nombre de stylos d’insuline qu’il me restait. J’en avais encore pour trois mois. Pareil pour ma dose quotidienne d’antidépresseurs qui n’avaient pas encore atteint, Dieu merci, leur date d’expiration. J’ai caressé mes chats qui, entre la litière, les croquettes et le vétérinaire, commencent à me coûter cher. J’ai arrosé mes plantes aux feuilles jaunies et que je ne pourrai pas remplacer. Et je me suis glissée au lit en regardant une dernière fois l’application du cours de la livre libanaise pour savoir quand je devrais échanger les derniers dollars qui me restent. À côté de moi, ma fausse bougie pour garder un semblant de lueur dans cette obscurité quotidienne oppressante. J’ai appelé mon frère outre-Atlantique pour voir comment il allait. Il va bien. Il m’a demandé comment j’allais. Je lui ai dit que ça allait, par habitude, même si ça n’allait pas du tout. Mais à quoi bon répéter mon mal-être ? Il le sait d’ailleurs. J’ai essayé d’avoir une discussion normale puis prétexté avoir sommeil.
Quelques jours plus tard, j’ai pris l’avion. Pour des raisons personnelles et professionnelles. Quand le crépuscule est arrivé, j’ai vérifié les batteries de tous mes appareils électroniques. Et j’ai souri. Il n’y aura pas de coupure à une heure du matin. Il y aura de l’eau chaude le lendemain. Il y aura mes antidépresseurs à la pharmacie. De l’argent dans l’ATM et une carte de crédit qui fonctionne. J’ai souri mais j’étais triste. Triste de voir que j’avais des réflexes pathétiques. Des réflexes de survie que je ne devrais pas avoir. Une survie qui n’avait pas lieu d’être si ce n’était à cause de cette poignée de salopards qui ont détruit nos vies. J’ai contemplé ma vie, regardé en arrière, pensé à l’avenir, à celui de mon fils, celui de mes parents et de ma famille. J’ai fait une comparaison entre nos existences et celles des gens normaux dans des pays normaux. Et j’ai constaté à quel point nos vies étaient merdiques.
Ce n’est qu’en partant, même quelques jours, qu’on réalise à quel point on s’est adapté et habitué à cette vie de merde. Qu’on a abdiqué en vivotant dans l’attente de lendemains meilleurs. Ce n’est qu’en sortant de ce maelstrom qu’est devenu le Liban qu’on comprend, plus encore, qu’on ne mérite pas ça. Qu’on ne mérite pas de vivre dans la douleur et l’humiliation. Qu’on ne mérite pas ce qui nous arrive. Ce n’est qu’en partant qu’on remarque à quel point notre santé mentale est atteinte. Qu’on est fracassés. Brisés en mille morceaux par cette immense agression et ces miniagressions du quotidien. Que tout s’est éteint en nous. Que même nos parenthèses d’ersatz de bonheur ne sont pas réelles. Qu’on s’enivre pour voir flou ce qui nous entoure.
J’ai compris que je ne resterais pas. Que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour partir. Que je ferais en sorte d’avoir les moyens de ma politique pour retrouver un semblant de vie normale. Je n’ai plus de temps à perdre et surtout je ne veux pas me dire un jour « weyn baddé rou7 bi hal ekhra », où aller pour les quelques années qui me restent ? Ma fin n’est pas encore arrivée.
Chroniqueuse, Médéa Azouri anime depuis plus d’un an avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous horizons. Tous les dimanches à 20h00, heure de Beyrouth.
Épisode du 5 décembre avec Kawkab Zuhal :
Dans le temps, quand j'avais encore des cheveux, on disait que le tiers du monde jouissait de conditions de vie acceptables ou mieux et que 2 tiers vivaient dans des conditions mauvaises ou pire ... Au Liban on a gambadé allègrement pour joindre nos amis des 2 tiers tout en ouvrant la porte de la misère à nos enfants. Un exploit inouï grâce à nos illustres responsables...
20 h 56, le 10 décembre 2021