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Culture - Exposition

Les photos de Roger Moukarzel ou le hors champ de la tragédie du 4 août

L’artiste photographe présente ses « Pièces » à la galerie Mark Hachem, place des Vosges à Paris. L’occasion d’entendre – et de voir, sur fond blanc – le récit d’objets brisés qui racontent les explosions du 4 août.

Les photos de Roger Moukarzel ou le hors champ de la tragédie du 4 août

Roger Moukarzel a trouvé un angle transversal, implicite et contenu pour rendre hommage à des existences brisées. Photo DR

« Au moment de l’explosion, j’ai retrouvé mes réflexes de photographe de guerre, et je me suis précipité dans la rue. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais, des débris, des éclats de verre, des corps meurtris, des cadavres. J’ai réalisé ma chance d’être vivant, mais mon corps était incapable de prendre des photos », déclare d’emblée le photographe Roger Moukarzel dont les œuvres sont accrochées aux cimaises parisiennes de la galerie Mark Hachem, place des Vosges. Celui qui a longtemps été photographe pour l’AFP et Paris Match affirme avoir ensuite mis du temps avant de pouvoir revenir sur les lieux de la catastrophe et commencer à préparer la série Pieces (Pièces), qu’il a terminée cet été. « Je ne voulais pas exploiter le malheur et le désastre, en prenant en photo des immeubles effondrés », dit-il. Petit à petit, il a accumulé des milliers d’objets détruits, et complètement anonymes, des boulons, des fragments de bois. Puis il les a photographiés en studio, sur fond blanc, comme s’il s’agissait « d’objets de valeur ».

« Pieces est un hommage aux victimes de la tragédie ; la série rassemble 200 photos de débris ramassés dans les zones détruites, en hommage aux 200 victimes. À celles-ci s’ajoutent 13 clichés effectués sur la zone portuaire proprement dite, qui ont une portée plus esthétique. Notre accrochage parisien à la galerie Hachem concerne 46 pièces de la série », poursuit l’artiste, dont le travail a été exposé pour la première fois à Beyrouth en 1999, à l’occasion du Mois de la photographie, avant d’être régulièrement sollicité dans des institutions internationales. Roger Moukarzel est familier des sujets de société à forte connotation politique, comme pour sa série sur les maronites et les druzes de la Montagne, pour son travail sur le voile ou sur les handicapés. « Ce qui me plaît dans la photographie, ce sont les scènes de vie figées, et c’est un moyen d’expression facile d’accès, au-delà de la dimension esthétique. Ce qui m’importe par-dessus tout, c’est le sujet, et tout ce que mon travail raconte sur le thème traité », explique le photographe, dont le corpus Pieces a déjà voyagé à Charjah, puis en Italie, où il a reçu le troisième prix du Mediterranean Contemporary Art Prize.


Roger Moukarzel rend hommage aux existences brisées par la tragédie du 4 août 2020. Photo DR

Du picon, une pièce de puzzle et des espadrilles roses

La série propose une trajectoire qui raconte le 4 août à plusieurs voix, sous les arcades de la place des Vosges. Dove (colombe) est un triptyque de brisures de verres, aux teintes ocre, dont les motifs, incrustés en relief, témoignent d’un habitat cossu. Le jeu de la paréidolie (qui exprime la tendance du cerveau à créer du sens par l’assimilation de formes aléatoires en se basant sur celles déjà connues et répertoriées par notre cerveau, NDLR) associe les formes à des colombes, accrochées en colonne. Suit une installation de seize photographies carrées (30 x 30) intitulées Du vivant. Un bouchon de bouteille d’arak, des boîtes de café, de Picon, de sardines ou de cigarettes Cedars prennent la pose et exhibent leurs contours tortueux, écrasés par le sinistre. Comme la capsule de Seven Up, le sachet de thé éventré ou la petite pièce de puzzle, tous témoignent d’un quotidien anéanti. Silencieusement, ils racontent le hors champ d’une tragédie qui n’en finit pas de résonner dans les yeux et les oreilles du visiteur. De petits cartels reprennent les mots d’Isabelle Macattaf, qui évoque en anglais des souvenirs imaginaires et poétiques, des émotions fugaces, des personnages de fiction, qui ont cohabité et interagi avec des objets qui leur ont survécu, Abou Khalil, Leila, Élias et Moe...


À la galerie Mark Hachem, place des Vosges, 46 pièces de la série « Pieces » du photographe libanais Roger Moukarzel. Photo DR

Deux ensembles se font face, composés de six clichés chacun, et rassemblés sous le titre Shattered. Ils confrontent les lignes brisées de vitres pulvérisées, qui, par un jeu de diagonale, créent un effet de perspective étourdissant. Quelques fragments de terre ou de feuilles séchées demeurent, ils ressemblent aux phonèmes d’une même phrase, qui cherche à s’exprimer. Drunk intrigue par son titre, puis par la représentation originale d’une prise électrique déchiquetée, matraquée d’interrupteurs, comme si elle comprimait à elle un enjeu politique récurrent. Emergence met le public face à la source même de l’explosion, arborant la verticalité des silos qui se reflètent dans une mer dorée. La qualité esthétique et lumineuse de cette photographie magistrale contraste avec l’implicite de souffrance qu’elle véhicule.

Trois photographies de containers jaunes et bleus attirent l’attention par le paradoxe de ces matériaux empilés et tordus, dont les couleurs vives sont presque indécentes. Puis un grand cliché met à l’honneur des espadrilles roses de petite fille, que le souffle de l’explosion n’a pas séparées. Leurs lacets blancs maculés de terre suggèrent leur inscription, et celle de leur propriétaire, dans le fil de l’histoire.

Deux cartes à jouer ferment le parcours, une dame de cœur, dont les bords ont été rongés par le feu. Le dessin supérieur de la dame est effacé, mais celle qui a la tête en bas est bien présente, le regard alerte, encourageant à rester lucide, même dans un environnement où tout est renversé. La carte du joker semble constituer le mot de la fin ou l’ultime dérobade, dans l’indicible. Des lettres rouges indéchiffrables y sont inscrites au stylo bille, signes infaillibles d’un geste humain qui a précédé la tragédie.

Pour cette exposition, qui a été réalisée avec un appareil numérique moyen, sur quatre formats, Roger Moukarzel insiste sur son projet de créer de la beauté avec la laideur. « J’ai souhaité faire oublier qu’il s’agit d’objets brisés, par l’esthétique ; j’avais besoin de m’exprimer à ma manière sur le sujet. Je voulais exposer en premier lieu à Beyrouth, mais je crois que c’est un peu tôt, ce sera pour plus tard. L’exposition se termine à Paris le 25 novembre, puis Pieces ira à Londres, à la Hamilton Gallery, puis à Milan », annonce celui qui a trouvé un angle transversal, implicite et contenu pour rendre hommage à des existences brisées.

« Au moment de l’explosion, j’ai retrouvé mes réflexes de photographe de guerre, et je me suis précipité dans la rue. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais, des débris, des éclats de verre, des corps meurtris, des cadavres. J’ai réalisé ma chance d’être vivant, mais mon corps était incapable de prendre des photos », déclare d’emblée le photographe Roger...

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