Les projecteurs se sont éteints sur Mansour Labaky. Le prêtre maronite a été condamné lundi par la justice française à 15 ans de réclusion pour des faits de viols et d’agressions sexuelles sur mineures. Dans l’enceinte du tribunal de Caen, certaines de ses victimes se sont succédé devant la cour pour témoigner, plus de huit ans après le début de l’instruction. Elles sont venues, parfois de loin, pour exprimer l’indicible devant les juges, sous les regards scrutateurs du public. Dans cette arène, ce sont les femmes qui font la loi. La présidente de la cour, d'abord, la juge Jeanne Chéenne, l’avocate des victimes, ensuite, Me Solange Doumic, et enfin Me Florence Rault, venue défendre l'accusé libanais.
C'est dans un silence de cathédrale que démarre, à 9h, le procès. La défense de Mansour Labaky joue sa première carte et demande un renvoi au motif qu’elle a un autre procès à Paris dans l’après-midi, l’affaire des sondages de l’Élysée, dans laquelle elle défend l'essayiste d'extrême droite Patrick Buisson. Elle invoque une « nécessité impérieuse », le fait qu’elle ne puisse pas laisser « son client seul ». Derrière elle, le box est vide. Son autre client en revanche, qu’elle avoue n’avoir jamais rencontré, sauf « par skype », « et encore » lorsqu’il y a « de l’électricité » au Liban, fait défaut. La salle retient son souffle.« Il n’est pas question ici d'inconvénient », appuie fermement Solange Doumic, l’avocate de la partie civile. Pour toutes celles et ceux qui attendent ce jour depuis huit ans, cette requête sonne comme un affront. Après plusieurs minutes, le renvoi est rejeté. La défense perd son premier atout et les débats peuvent s’ouvrir. La présidente de la cour énumère les faits reprochés à l'accusé qui brille par son absence. On le présente à travers son CV. Long, trop long. Dans la salle, ses partisans hochent la tête à la lecture de son parcours, de ses accomplissements, de ses entrées dans les cercles de pouvoir, des arts et d’argent. La juge rappelle le massacre de 1976 dont il aurait été témoin, celui de Damour, « sur la côte libanaise » précise-t-elle, perpétré par des factions palestiniennes. « Les forces chrétiennes ont elles aussi commis des massacres durant cette guerre », ajoute-t-elle.
« Malin comme le Libanais peut l’être »
C’est le procès d’un curé de Baabdate qui a su tirer la couverture à son profit, en venant en aide aux orphelins de la guerre, mais surtout en se mettant en scène tout au long de sa vie. A travers les témoignages, la cour évoque des « cérémonies à sa gloire », des comportements « étranges » avec les enfants, dénués de toute spiritualité. « Un actif de la foi », un « côté drôle, chaleureux et riant », rien de plus, selon la défense. Il « porte la valeur de l’Orient », avance Mr Rault, il est « malin comme le Libanais peut l’être ».
Dominique*, une Française 38 ans, s’avance doucement à la barre. Elle est l’une des trois plaignantes et la seule à s’être constituée partie civile. Cette mère de famille devait initialement témoigner à huis clos, mais, mue par son courage, elle a changé d’avis le jour même.
En 1996, elle est envoyée au foyer de Douvres-La Délivrande chez le père Labaky que connaissent bien ses parents. L'adolescente se résigne. Dans son milieu à elle, traditionnel et catholique, on ne se rebelle pas contre ses parents. Labaky l'extirpe d’un contexte familial difficile, entre une mère démunie face à l’arrivée d’un bébé handicapé et un père, militaire, violent, plus souvent sur les théâtres de guerre qu’à la maison. Le prêtre n’ignore rien de tout cela. Au foyer, il la contraint à rejoindre sa chambre le soir. Ses petites camarades la préviennent de ne surtout rien dire lorsqu’elle aura ses premières règles. L’une d’entre elles va faire la rapporteuse. C’est à partir de ce moment-là que Labaky la viole la première fois en « l’écrasant de tout son poids ». Les mots sont crus. Dominique fond en larmes. Elle revoit la petite fille qu’elle était, accroupie dans l'obscurité du réfectoire, pleurant « tout son soûl », incapable de comprendre ce qui lui est arrivé. Les abus vont durer toute l’année scolaire, avant que ses parents ne décident de la transférer dans un autre établissement.
Dominique va enterrer dans sa mémoire ces souvenirs-là. « Je faisais en permanence des cauchemars de Libanais qui venaient m’attraper », raconte-t-elle. De ces rapports forcés, elle contracte une MST, mais elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle, comme d’autres, racontent le penchant du prêtre pour les seins, ceux de ses victimes, et les siens qu’il leur demandait de masser. Les parents de Dominique témoignent à leur tour en visioconférence. « Il connaissait tout le beau monde parisien et versaillais. Labaky avait créé un système hors de tout soupçon », justifie la mère.
Des années passent et le traumatisme resurgit. Dominique s’est mariée et elle comprend désormais qu’elle a été violée. A Lisieux, en 2016, sa mère rencontre le patriarche maronite Bechara Raï, venu inaugurer une chapelle pour le Liban. « Il m’a prise de haut », dit-elle. Et puis, droit dans les yeux, elle lui dit qu’il y a encore une petite fille de 13 ans qui pleure toutes les nuits.
L’avocate de Labaky paraît s’ennuyer ferme. Pas un murmure dans l’assistance. Pas de larmes non plus. Les faits sont posés dans le calme, pudiques, tranchant avec les comportements de cet « oriental », pour reprendre un terme utilisé par des victimes françaises, qui « touchait les seins des femmes en public » selon plusieurs témoins. Me Rault remet sur le tapis la violence du père de Dominique, évoque l’histoire d’un grand-père incestueux. « Peut-être y a-t-il une corrélation entre cela et ce que la jeune femme raconte de Labaky », s’interroge-t-elle, se raccrochant à toutes les branches possibles. La cour déplore à plusieurs reprises l’absence de son client, ce à quoi elle répond qu’il est « très malade, ce qui l’empêche de faire le voyage ». « Il ne peut pas enfreindre les sanctions prises contre lui par la Congrégation pour la doctrine de la foi », appuie-t-elle encore. En 2013, il avait été jugé coupable d’abus sexuels sur trois mineures par le Vatican. La partie civile ressort alors un tweet datant de janvier 2021 où on le voit en bonne forme devant une table où sont posés plusieurs gâteaux à l’occasion d’une fête. « On ne lui a quand même pas interdit d’assister à des anniversaires », rétorque son avocate, co-auteur d’un ouvrage intitulé La dictature de l’émotion, où elle estime que la « sacralisation de la parole de l'enfant, au sens presque religieux du terme », plongerait la société française dans « l'ère du soupçon », des « amalgames ». Un médecin psychiatre mandaté par le juge d’instruction intervient pour rendre ses conclusions sur la plaignante Dominique, évoque un « refoulement », un « mécanisme classique de défense psychique ». « Rien n’est de nature à influer ses dires », conclut-il. Les partisans de Labaky ont toujours dépeint ses accusatrices comme des « folles », « mythomanes », à « l’origine d’une cabale contre lui ».
Le bruit de ses babouches
Sœur L. porte un voile et une sorte de capeline en crochet blanc. Cette témoin, victime d’agressions sexuelles elle aussi, s’avance à son tour devant la cour. L'entretien se déroulera à huis-clos. Le public est prié de sortir. A l’extérieur du tribunal, les pro-Labaky, issus de milieux ultra-catholiques, débriefent. « C’est de la pornographie », disent les uns, « elles ont bien monté leur coup », renchérissent les autres. Les deux camps ne se toisent pas. Ils s'évitent.
A la fin du huis-clos, Marilène Ghanem, victime libanaise de viols à la fin des années 80, prend la parole en visioconférence. « J'ai toujours voulu être ton papa, rien de plus. J’ai consenti à ce que tu m’avais demandé », lui disait Labaky.
La cour lit les dépositions de deux autres plaignantes, celle de Rita*, puis d’Hélène*, deux sœurs Libanaises arrivées à l’âge de 7 et 11 ans à l’orphelinat de Douvres-La Délivrande en 1989, et violées elles aussi. Leurs parents sont morts tués par un obus en 1983. Rita a perdu des doigts. En France, le père Labaky l’exhibe pour récolter des dons. Il abuse aussi d’elle et d'Hélène pendant des années. « J’étais son jouet, écrit Rita, puis il me jetait ». « Il m’a dégoûtée des hommes ». Les deux sœurs n’ont pas pu venir. Trop de pressions, de menaces au Liban où Rita vit encore. Hélène, elle, a fui le plus loin possible. On appelle ensuite Marie*, une ancienne animatrice du foyer venue à 18 ans y faire du bénévolat. Une Versaillaise, avec un nom à particule, un « vivier idéal pour le prêtre », note la cour. « J’étais un poids mort », dit-elle en racontant les agressions sexuelles de Labaky dont elle a été victime. Marie dit encore entendre le bruit de ses babouches dans les couloirs, alors qu'il s'approchait de son box la nuit. Tout comme Marilène s'est souvenue, elle, du goût « âcre » du sperme au moins 15 années après les faits. Dans la salle, certains lèvent les yeux au ciel. D’autres se bouchent les oreilles ou baissent la tête. On ne peut ou ne veut pas croire ce que le prélat a fait.
« Mes parents ne savent pas tout »
Lucille*, non plus, n’y a pas cru. Le père Labaky était un ami de la famille, leur confesseur. A la barre, elle se tient droite, digne, et raconte comment Mansour Labaky l’a « biberonnée aux compliments », avant d’arriver aux détails qui dérangent. « Mes parents ne savent pas tout », dit-elle, la gorge sèche. Elle a 40 ans. Ils sont à l’autre extrémité de la salle d’audience. « Mon petit frère a été touché sur le pénis par le père Labaky ». Elle retient son souffle. « Il est dans la salle ». Les regards se figent. Jusqu’en 2020, Lucille va faire partie du comité de soutien de Labaky, avant de comprendre qu’elle était sous l’emprise d’un « gourou », tout comme Rita, sa meilleure amie de l’époque. « C’est ce qu’il dit, lui, qui compte, et non pas ce que dit la bible », appuie-t-elle. « Vous voulez dire que vous avez été sous emprise, terme très à la mode, pendant toutes ces années et que vous vous êtes réveillée à 38 ans ? » questionne Me. Rault. « Oui, mes parents le sont encore et ils en ont 70, madame », rétorque fermement Lucille. Comme preuve de leur allégeance, les parents ont même envoyé une lettre de soutien à Labaky rédigée en septembre dernier.
Céleste Akiki, la nièce de Labaky n’aurait raté ce jour pour rien au monde. Elle est venue de loin, pour témoigner contre cet oncle qui lui a tout pris. « Avec le degré de corruption actuel, je ne peux pas m’attendre à ce que la justice libanaise agisse », dit-elle. Dans ses réquisitions, l’avocat général estime que l'accusé n'a « eu de cesse de dénigrer les plaignantes », et requiert une peine de 15 ans de réclusion criminelle, pour tenir compte de « la gravité des faits «. « Combien d’autres enfants au Liban oseront porter cette parole ? » lance Me. Doumic au moment de sa plaidoirie. « Un enfant c’est sacré, bien plus sacré qu’un prêtre qui, lui, est un homme libre, libre de ses choix », martèle-t-elle.
*L'avocate des victimes ainsi que ces dernières ont invité la presse à ne pas diffuser les noms des victimes et témoins ayant eu le courage de se présenter à l'audience.
Quand notre justice libanaise osera-t-elle ainsi juger ainsi les coupables et finir de ces criminaels en robe noire?
07 h 29, le 12 novembre 2021