
Des voyageurs au départ de Beyrouth se dirigent vers un Constellation de la KLM dans les années 1950. Coll. Georges Boustany
« Le Soleil se levait sur la Terre, lorsque Loth entra dans Tsoar. Alors le Seigneur fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. La femme de Loth regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. » (Genèse 19, 23-26)
Il ne faut jamais quitter le Liban à l’aube, lorsque le Soleil se lève dans un incendie de couleurs. Sur la route de l’aéroport, il ne faut surtout pas se retourner, de peur d’être changé en statue de sel. Beyrouth, quand on la quitte, vous fait un redoutable numéro de séduction pour vous faire changer d’avis ou à tout le moins vous faire regretter votre décision, comme une femme fatale désespérée de perdre son souffre-douleur. Dans l’avion qui décolle, il est déjà trop tard : vous emportez avec vous cet amour mal éteint. Aussi loin que vous alliez, ce venin ne va pas tarder à occuper vos pensées et raccourcir vos nuits. Bientôt, une percée de ciel bleu, un rayon de soleil sur une façade ocre, le bruissement du vent dans les arbres, un redoux des températures, l’odeur du jasmin ou de l’océan seront autant de coups reçus au cœur. La maladie progressera inexorablement, elle vous fera compter les jours jusqu’aux retrouvailles, compter à rebours à en oublier jusqu’à la raison de votre fuite. Et vous sauterez dans l’avion du retour à la première occasion en inventant les prétextes les plus déraisonnables.
Mais revenons en arrière : dès le lendemain de votre départ, s’installe une espèce de calendrier de désintoxication qui ressemble à ces dépliants dont le but est d’encourager les fumeurs à renoncer à leur addiction. Très vite, on voit revenir les couleurs de la vie. On s’étonne que l’électricité ne se coupe pas. On respire un air différent. On souffre presque du silence. Le troisième jour, on apprend à ne plus admirer des quartiers propres, des passages piétons bien entretenus, des feux de signalisation qui fonctionnent. Au bout d’une semaine, on se désabonne des services d’alerte sur le cours du dollar au marché noir. Dix jours, et l’on a mis les enfants à l’école, le rythme de croisière est trouvé, on a réintégré la civilisation. Deux semaines, et les acouphènes disparaissent. On s’habitue à ne plus stocker. Encore quelques semaines et disparaissent les nuits blanches, les céphalées, les sursauts au moindre bruit ; même la déprime fond comme neige au soleil. À présent, le train roule en silence vers un horizon dégagé. Et même s’il faut se battre pour se faire une place au soleil, l’on se bat comme tous les autres, à armes égales, dans un environnement où la loi s’applique à tous. Et ça change tout.
C’est un matin d’été, la saison des vacances
Ils partent à l’aube, les voyageurs de cette photo des années 1950, lorsque le Soleil se lève dans un bain vaporeux. C’est un matin d’été, la saison des vacances. Ces voyageurs ne sont probablement pas des migrants comme nous autres : à cette époque, c’est nous qui accueillons les indésirables de la terre. À cette époque, nos hommes d’affaires partent à la recherche des dernières nouveautés à rapporter d’Occident ou à la conquête de déserts ou de forêts tropicales où tout est possible. Et si la plupart des voyageurs sont encore des hommes, on aperçoit aussi des femmes et des enfants privilégiés qui vont probablement en vacances. Tous se dirigent à pied vers un magnifique Lockheed Constellation de la KLM, la célèbre compagnie néerlandaise au nom imprononçable (Koninklijke Luchtvaart Maatschappij N.V.). Le Constellation est probablement un des avions les plus emblématiques de ces années-là. Propulsé par quatre moteurs à hélices, doté d’un fuselage en forme de dauphin et de trois ailerons caractéristiques à l’arrière, il est le premier appareil à voler au-dessus des nuages grâce à sa cabine pressurisée, permettant ainsi à la cinquantaine de passagers d’éviter les turbulences atmosphériques, mais pas les innombrables accidents… Avec le Constellation, les voyages aériens jadis réservés à une élite vont se démocratiser. À tel point que le 1er avril 1954, Air France va inaugurer sa « classe touriste » dans ses Constellation en partance de Beyrouth.
Sous l’œil des policiers à bord de leur Jeep, les voyageurs emportent peu ou pas de bagages de cabine : tout au plus, un beauty case pour les femmes et une mallette de cuir pour les hommes. On voyage encore essentiellement en costume-cravate ; quelques jeunes ont tombé la veste et un seul porte un tee-shirt. Un homme s’est retourné pour filmer le balcon découvert où se tiennent probablement les curieux et les proches, ainsi que le photographe. Les nostalgiques regretteront cette belle aérogare de Khaldé, son hall majestueux, sa fresque de calligraphies arabes signée Adel Saghir, son restaurant pionnier de la merry cream. Mais surtout ce balcon, à lui seul une destination touristique de premier plan à quinze minutes de Beyrouth, idéale pour y emmener les enfants admirer décollages et atterrissages.
Alors quoi, faut-il se lamenter de ce qu’est devenu notre aéroport aujourd’hui, triste bâtiment d’un fonctionnel anonyme, aux plafonds aussi bas que nos perspectives d’avenir ? À quel moment le bon goût s’est-il perdu ? À quel moment un bout de désert a-t-il remplacé, dans le rôle de plaque tournante, cette capitale orgueilleuse d’un pays béni des dieux ? Dans cette aube insouciante, les voyageurs partent en sachant qu’ils vont revenir très bientôt avec le plein de contrats ou de souvenirs. C’est finalement ce qui a fondamentalement changé : aujourd’hui, on part sans date précise de retour, sans se retourner, par lassitude ou instinct de survie, parce qu’on tente d’échapper une fois de plus à la beauté fatale de ce pays. On part en espérant tenir le plus longtemps possible parce qu’on a fini par comprendre que ce pays est un avaleur de vies et que le temps perdu ne se rattrape plus. On part en ne sachant plus ce qui est le plus dur, survivre à l’étranger ou survivre à Beyrouth.
Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier, à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.
L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com
commentaires (4)
Désormais, Georges est devenu un éditorialiste qui souligne son texte par une photo, belle bien sûr, mais le rapport d’intérêt s’est inversé. Je souscris à tout votre dernier texte, qui souligner le grand remplacement d’une civilisation par une autre - on le sent peu au prétexte qu’on parlerait la même langue, mais c'est une fiction. J’ai adoré : « A quel moment un bout de désert a-t-il remplacé, dans le rôle de plaque tournante, cette capitale orgueilleuse d’une pays béni des dieux ? ».
Aractingi Farid
13 h 23, le 02 novembre 2021