Les Forces libanaises laissent volontairement planer le doute quant à leur participation à la guerre de tranchée qui a opposé jeudi le Hezbollah et Amal, d’un côté, et des éléments armés, appartenant probablement à leurs rangs, de l’autre. Sans démentir les faits, le parti de Samir Geagea s’est contenté de nier les accusations du tandem chiite quant à une « volonté intentionnelle de tuer », une façon d’admettre leur rôle dans cette affaire, tout en rejetant la responsabilité de l’escalade sur Amal et le Hezbollah. L’enjeu est de premier ordre pour les FL. Car si cette séquence leur permet de gagner des points dans la rue chrétienne, elle peut également provoquer une escalade incontrôlable laissant ressurgir tous les démons du passé.
Les témoignages recueillis depuis hier, à la fois auprès de partisans du tandem chiite, mais aussi auprès des habitants du quartier de Aïn el-Remmané, évoquent des tireurs postés sur les toits pour empêcher les militants d’Amal et du Hezbollah de pénétrer dans les quartiers chrétiens. Compte tenu du fait que le quartier en question est un fief FL, tout porte à croire que consigne avait été donnée par le parti de « défendre » cette zone symbolique où la guerre civile a débuté en 1975. Pari gagnant pour le parti de Samir Geagea ? Probablement, mais il pourrait aussi se retourner contre lui. Si les combats de jeudi leur ont valu l’admiration de la part de certains chrétiens frustrés de la domination incontestée du Hezbollah, ce sentiment ne fait pas l’unanimité. Lamia, 59 ans, a assisté depuis les premières loges à l’assaut de son quartier, situé au coin de l’avenue Sami el-Solh, par des milices du mouvement Amal. Des scènes effrayantes captées sur une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux. À l’autre bout de la rue, des éléments qu’elle décrit comme des membres des FL étaient mobilisés dès les premières heures de la matinée, prêts à intervenir. Contrainte, à la vue de la violence qui s’annonçait, d’aller se cacher dans les toilettes, elle a eu un flash-back des années de guerre, quand elle se cachait au même endroit avec sa mère. Elle avait vingt ans à l’époque. D’une voix cassée par les cris de peur de la veille, elle confie sa détresse. « Qui leur a demandé de nous protéger ? se révolte-t-elle en parlant des FL. C’est à l’armée de le faire. Nous ne leur avons rien demandé. » C’est quasiment le même son de cloche que répercute Céline, 67 ans, qui habite à Baabda, mais qui a passé sa jeunesse à Furn el-Chebbak à quelques pas de la ligne de démarcation. « Quel coup ont-ils marqué ? Alors que nous avions raison sur toute la ligne (en référence à la défense de l’enquête sur le drame du port, menée par le juge Tarek Bitar que le Hezbollah cherche à entraver), maintenant nous sommes dans le tort. »
Ayant longtemps soutenu la rhétorique de l’édification de l’État et de la défense de l’État de droit, les FL ont effectué hier un virement à cent quatre-vingts degrés en renouant avec la logique milicienne. En un temps record, leurs partisans ont repris les armes au nom de la protection des chrétiens. Une méthode qui permet toutefois au parti de s’affirmer comme un rempart contre le Hezbollah, perçu comme de plus en plus menaçant par la rue chrétienne, y compris aouniste. La défense de l’enquête autour de la double explosion au port a apporté des circonstances atténuantes aux FL et absout, aux yeux de certains, leur aventurisme milicien.
« Un 7 mai avorté »
Pour sa défense, le parti chrétien évoque d’ailleurs un face-à-face qui n’a pas seulement lieu avec les chrétiens, mais avec d’autres communautés aussi. « La bataille de Tayouné a été initiée il y a quatre mois déjà par le Hezbollah qui veut torpiller la justice et écarter le juge d’instruction. Lorsqu’il a échoué – par le biais de la pression exercée sur la magistrature puis sur le gouvernement –, il a décidé d’investir la rue pour y parvenir par la force des armes », commente un cadre du parti de Samir Geagea. Ce qu’il ne dit pas explicitement toutefois, c’est que ce dernier plan a achoppé grâce à l’intervention des FL qui chercheront probablement à en tirer les bénéfices sur plusieurs plans.
Dans l’inconscient collectif d’une partie de la communauté chrétienne, c’est un sentiment de fierté qui dominait hier. « Ils ont retracé la ligne de démarcation, et les limites géographiques et politiques de ce que l’adversaire peut et ne peut pas faire. C’est un nouveau 7 mai (en référence au 7 mai 2008 quand le Hezbollah avait envahi plusieurs quartiers de Beyrouth) avorté grâce à l’intervention des FL », analyse pour L’Orient-Le Jour un stratège militaire chrétien qui a souhaité gardé l’anonymat. Pour lui, le message musclé envoyé au Hezbollah a remis ce dernier en place. Ce qui n’était pas le cas du 7 mai 2008, lorsque le parti chiite, se sentant menacé par la décision du gouvernement de mettre un terme à ses moyens de communication militaire, avait réussi à mater la rue sunnite et partiellement la montagne druze. Dory, 39 ans, est persuadé que sans l’intervention des jeunes de Aïn el-Remmané, les manifestants chiites auraient pu rentrer dans les maisons et « faire plus de dégâts, voire même des massacres ». Il est tout aussi convaincu que les FL ont gagné en popularité, même si elles étaient déjà sur « la bonne voie », dit-il, avant et après la double explosion du 4 août.
Pour de nombreux sympathisants de Samir Geagea, ce dernier a fait ce que personne d’autre n’a osé faire. « Le Hezbollah a perdu à tous les niveaux. Son aura de milice fortement armée est tombée de très haut. Merci aux vrais résistants des FL », écrit par exemple un internaute, Jad Chouity, sur Facebook.
« Rivalité mimétique »
Une chose est certaine : alors que le pays s’apprête à commémorer demain dimanche la révolution pacifique du 17 octobre, que les FL ont cherché à rejoindre depuis par tous les moyens, c’est dans la direction opposée que semble se diriger le parti chrétien. « Avec les affrontements de Tayouné, nous sommes passés d’un soulèvement qui visait le changement par les voies démocratiques vers une opposition politique puis, depuis jeudi dernier, à une résistance ouverte contre la mainmise de l’Iran », commente un ancien officier de l’armée. Même si leur « victoire » reste mitigée car entachée de sang, les FL sont sorties en quelque sorte renforcées par ces événements qui ont accentué la polarisation. « Dès lors que l’on rentre dans la logique de “eux contre nous”, dès lors que chaque communauté se perçoit comme une citadelle assiégée, il est naturel que beaucoup de gens reviennent vers ceux qui les rassurent, c’est-à-dire l’homme fort de leurs communautés respectives », décrypte Karim Bitar, politologue, qui évoque une « rivalité mimétique » entre les FL et le Hezbollah, dans une dynamique qui les renforce mutuellement. Des victoires toutefois compromises puisqu’elles se font aux dépens des aspirations de nombreux Libanais de voir émerger un État de droit permettant de sortir de la mentalité milicienne, conclut M. Bitar.
commentaires (17)
Que cela plaisent ou pas a certains, les FL ont gagné sur tous les fronts après les événements de Tayyouneh. Elles ont gagné politiquement puisque la majorité des Chrétiens ont retrouvé non seulement de la fierté mais aussi l'espoir que le Liban n'est pas perdu et qu'il y a encore espoir de bâtir un état. Cet espoir et fierté n’était pas seulement chez les Chrétiens mais aussi chez les Sunnites, les Druzes et les Chiites légalistes d'ou une victoire Libanaise hors communautariste. Sur le plan militaire, jusqu’à aujourd'hui aucun membres des FL n'a été arrêté ou accusé de porte d'armes ou d'avoir tiré. Si elles étaient effectivement derrière ces actions et personne n'a pu être détecté, cela implique qu'elles sont fortes et prêtes a rendre au Hezbollah les restes de la même monnaie qui est celui de la terreur qu'il a instauré depuis 2008. Le compte a rebours pour le Hezbollah avait débuté en 2005. Michel Aoun leur a permis d'avoir une extension qui a commence a se perdre depuis le 17 Octobre 2019. Depuis c'est la chute libre. Il faut tenir encore un peu et nous nous en sortirons.
Pierre Hadjigeorgiou
15 h 27, le 18 octobre 2021