Le Liban, qui observait une journée de deuil national, enterrait ce vendredi des victimes des combats miliciens meurtriers qui se sont déroulés dans le quartier de Tayouné au sud de Beyrouth entre des combattants du Hezbollah et d'Amal et d'autres positionnés dans des quartiers chrétiens. Les cérémonies, dont l'une organisée par le parti de Hassan Nasrallah dans la banlieue sud de Beyrouth, ont été marquées par des rafales de tirs en l'air, dans un pays qui se remet à peine des événements de la veille.
Les affrontements de jeudi ont fait sept morts et 32 blessés, dont certains dans un état critique, selon le dernier bilan confirmé à L'Orient-Le Jour par le directeur de la Croix-Rouge libanaise, Georges Kettaneh. Les incidents meurtriers se sont produits en marge d'un rassemblement de centaines de partisans du Hezbollah et du mouvement Amal du président du Parlement, Nabih Berry, devant le Palais de justice, pour protester contre le juge Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur l'explosion du port, le 4 août 2020. Ce rassemblement s'inscrivait dans une politique claire de pression et d'intimidation sur le magistrat, qui fait craindre de sérieux dérapages sécuritaires. Rapidement, la mobilisation a viré en scènes de guérilla, transformant des quartiers de la capitale en zones de guerre, ces mêmes quartiers, qui constituaient une ligne de front durant la guerre civile à partir de 1975. Les circonstances exactes de ces violences restent assez confuses dans la mesure où l'on ignore qui a tiré lors de la manifestation et sur qui ont tiré les miliciens du Hezbollah et d'Amal. Les deux mouvements chiites ont accusé la formation chrétienne des Forces libanaises (FL) de Samir Geagea d'avoir posté des francs-tireurs, mais les FL ont catégoriquement démenti.
Des hommages ont été rendus à trois de ces victimes par le Hezbollah lors d'une cérémonie collective à Ghobeiry, dans la banlieue sud de Beyrouth. Il s'agit de Ali Ibrahim et Hassan el-Sayyed, deux membres du parti, et de Mariam Farhat, une mère de cinq enfants, tuée par une balle perdue alors qu'elle se trouvait chez elle. Des photos prises par notre journaliste Mohammad Yassine montrent une grande foule rassemblée autour de leurs cercueils drapés dans des drapeaux du parti et recouverts de couronnes de fleurs. Des tirs nourris à l'arme automatique ont retenti dans la banlieue sud lors de cette cérémonie. Y prenant part, le président du Conseil exécutif du Hezbollah, Hachem Safieddine, a accusé les Forces libanaises (FL) d'avoir tenté de provoquer une "nouvelle guerre civile" au Liban en commettant un "massacre" contre des partisans du Hezbollah, affirmant toutefois que son parti "ne se laisserait pas entraîner vers la sédition". Le chef des FL, Samir Geagea, a de son côté nié, lors d'une interview vendredi soir, toute action préméditée, affirmant que, selon lui, la population de Aïn el-Remmané s’est défendue contre une agression".
Parmi les trois victimes du mouvement Amal, Hassan Mcheik a été enterré en début d'après-midi au Liban-Sud, et des tirs nourris en l'air ont été entendus vers Tayouné, parallèlement à cette procession, selon des médias locaux. Une cérémonie a également été organisée pour Moustapha Zbib, identifié comme un "responsable culturel" du parti dirigé par Nabih Berry, à Nmeiriyé, dans le caza de Nabatiyé (Sud), en présence de cadres du mouvement Amal.
Calme précaire
Vendredi, alors qu'un deuil national et une fermeture générale ont été décrétés par les autorités, aucun affrontement n'a été signalé, et un calme précaire semblait être revenu dans les quartiers où les affrontements se sont déroulés la veille. Ces combats ont provoqué la panique chez de nombreux habitants, qui ont préféré se réfugier ailleurs. Des habitations ont été plus ou moins gravement endommagées par les tirs, parfois à la roquette. L'armée libanaise s'est déployée en force dans le quartier de Tayouné, érigeant des barrages pour contrôler les voitures, selon des correspondants de l'AFP. Les propriétaires des commerces et les habitants inspectaient les dégâts et nettoyaient les débris de verre. "Nous sommes revenus comme en 1975", a déploré Fawzi Saghir, un concessionnaire de voitures à Tayouné. A Badaro, qui jouxte Tayyouné, le Comité des commerçants du quartier a annoncé une fermeture totale des commerces, "en solidarité avec les martyrs". L'association a également demandé aux forces de l'ordre d'assurer la sécurité dans ces quartiers à l'avenir.
Sur le terrain, le secrétaire général du Haut comité de secours, le général Mohammad Kheir, mandaté par le Premier ministre Nagib Mikati, a passé en revue les dégâts dans le quartier de Tayouné. "Nous allons bientôt annoncer la procédure à suivre pour pourvoir bénéficier de compensations financières", a-t-il souligné lors de cette visite. "75 milliards de livres seront versés progressivement pour fournir des dommages et intérêts aux habitants, d'abord, puis aux hôpitaux et institutions officielles situés dans le quartier", a-t-il ajouté. Le responsable a appelé les ministres concernés à faire en sorte que l'électricité, les télécommunications et l'eau soient rétablies dans la zone, affirmant que son institution est prête à "fournir les aides nécessaires pour qu'aucun citoyen ne se retrouve sans logement".
La Russie et l'Iran réagissent
Sur le plan politique, au lendemain d'un appel de la France à "l'apaisement" et des Etats-Unis à la "désescalade", la Russie et l'Iran ont réagi à ces événements. "Nous appelons tous les politiques libanais à faire preuve de retenue et de prudence et à recommencer à travailler ensemble de manière constructive pour résoudre les problèmes", a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères dans un communiqué. Se disant "extrêmement préoccupé par la tension politique croissante au Liban", Moscou a appelé à régler la crise "sur la base du respect et mutuel, sans interférence extérieure". "Nous sommes convaincus que le gouvernement (de Najib) Mikati, qui s'est battu avec acharnement, saura relever ce dangereux défi et ne permettra pas à la situation du pays de se détériorer davantage", a-t-il ajouté.
Téhéran a pour sa part condamné "l'assassinat de manifestants", en référence aux militants du Hezbollah, rapporte la chaîne gouvernementale PressTV sur Twitter. "L'Iran croit que le peuple libanais, son gouvernement, son armée et sa Résistance, vont vaincre les séditions fomentées par l'ennemi sioniste", a affirmé le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Saïd Khatibzadeh, cité par PressTV.
"Actes provocateurs"
Le porte-parole de l'ONU, Stéphane Dujarric, a pour sa part appelé à "cesser les actes provocateurs" et plaidé pour une "enquête impartiale" sur l'explosion.
Dans un discours jeudi soir, le président libanais, Michel Aoun, allié chrétien du Hezbollah, a jugé "inacceptable de revenir au langage des armes car nous avons tous convenu de tourner cette page sombre de notre histoire". Vendredi, le président Aoun a reçu le ministre de la Justice, Henri Khoury, et a évoqué avec lui l'enquête en cours sur les combats de la veille. Selon la présidence, le ministre a dit "espérer que le Conseil supérieur de la magistrature puisse accomplir son rôle, afin de superviser" cette enquête. Le chef de l'Etat a également reçu le ministre de la Défense, Maurice Slim. Ce dernier a prévenu que "l'armée ne permettra aucune atteinte à la sécurité et la paix civile". En outre, la présidence a démenti les propos tenus par le journaliste Simon Abou Fadel sur la chaîne MTV, selon lesquels le juge Tarek Bitar se serait rendu jeudi soir auprès du président Aoun pour lui faire savoir qu'il souhaitait se désister de l'enquête.
Pour leur part, les ex-Premiers ministres Fouad Siniora, Tammam Salam et Saad Hariri ont exprimé dans un communiqué conjoint "leur choc total et leurs regrets et condamnation des événements". Ils ont affirmé respecter la liberté d'expression en rejetant toutefois l'usage de la force.
Les violences de jeudi surviennent dans un contexte politique extrêmement tendu, le Hezbollah et ses alliés exigeant le départ du juge Bitar qui, malgré les fortes pressions, veut poursuivre plusieurs responsables dans le cadre de son enquête sur l'explosion au port de Beyrouth du 4 août 2020, qui a fait plus de 200 morts. Mais les responsables politiques refusent d'être interrogés même si les autorités ont reconnu que les énormes quantités de nitrate d'ammonium qui ont explosé avaient été stockées au port pendant des années sans précaution. La manifestation de jeudi s'est produite après que la Cour de cassation a rejeté des plaintes de députés et ex-ministres à l'encontre de M. Bitar, lui permettant de reprendre ses investigations. Ces violences viennent s'ajouter aux multiples graves crises politique, économique et sociale dans lesquelles est plongé le Liban, où la classe dirigeante, inchangée depuis des décennies est accusée de corruption, d'incompétence et d'inertie.
“... Téhéran a pour sa part condamné l'assassinat de manifestants ..." - une phrase qui ne manquera pas de faire Neda Agha-Soltan se retourner dans sa tombe...
23 h 38, le 15 octobre 2021